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« Évident, non ? Tu vois qu’il restait des munitions au sieur Cartouche… Je peux informer la chaîne en deux secondes du fait que tu es l’auteur… Ils ne te donneront pas la prime. Ils te feront juste une proposition d’embauche, que tu refuseras. Ce que tu veux c’est exploiter tes découvertes, pas devenir l’Hector Malot ou le Paul Féval des séries cultes. J’accepte de me taire dans cette affaire de La Mort qui rôde, mais à une condition : nous toucherons ensemble tous les droits du brevet du “Bouchon de cristal”. Tu t’es fait doubler, mon Beautrelet, tu perds sur les deux tableaux. Je te propose donc de récupérer ta mise en empochant la prime de la BBC, j’accepte de la boucler, et de partager avec toi le “Bouchon de cristal”. Dis merci. Merci, Arsène. »

*

Beautrelet dut s’asseoir — sur une bergère estampillée Jacob entre une tête Nok et une esquisse de David. Il resta toute la journée à regarder les travaux que l’équipe de choc regroupée par Lupin avait su conduire. Il avait peine à y croire. Tout désormais faisait tableau.

Lupin s’installa devant le grand écran au centre de la pièce. Il afficha une première image verdâtre : Monna Lisa. Celle du Louvre. Puis une autre : la vraie, qu’il avait restituée au musée il y a peu. Plus belle, sans conteste.

« Regarde mieux. J’affiche les deux côte à côte. Les deux viennent de l’atelier de Léonard, la première est entièrement de sa main, la seconde a été faite sous son contrôle et peut-être terminée par lui, le meilleur œil que l’humanité ait jamais produit. Tu vois les petites différences de cadrage, de lumière. Mets ces lunettes maintenant. Elles ont été réalisées en bois de peuplier d’après le dessin qui figure sur le Codex Borbonensis, tu sais, la page qui a été vendue chez Sotheby’s pendant mon séjour au Japon, c’était moi l’acquéreur au téléphone. Regarde.

— Elle est en relief ! Comme si je pouvais la toucher ! Comme une vraie femme ! La première image stéréoscopique en 3D de l’histoire du monde. Avec une précision absolue. Impossible, inimaginable au XVIe siècle…

— Si, pourtant. La Joconde c’est l’invention de la vision en relief, réglée au micron près. C’était un des problèmes que j’avais à résoudre. Mon œil de cristal louchait un peu. Je devais le régler avec une précision absolue. Le modèle insurpassable, pour moi, c’était celui que Vinci avait créé ; il fallait donc que pendant deux heures je puisse, sans aucune surveillance, disposer des deux panneaux de bois, et mesurer avec des instruments optiques du XXIe siècle cet absolu de perfection. Léonard de Vinci est devenu ce jour-là l’assistant d’Arsène Lupin. Il m’a aidé à régler parfaitement l’œil de cristal, avec une fiabilité qu’aucun ingénieur d’aujourd’hui ne pourrait avoir. Ensuite, j’ai joué au grand seigneur, j’ai offert la vraie Joconde à la France. Je n’en avais plus besoin, et elle n’est plus mon genre de beauté, je m’en étais lassé, à force. Mon ami de l’Automobile Club, Sa Grâce l’émir de Barjah — qu’Elle soit louée dans les siècles —, en rit encore, il était aux anges… Son exposition a battu tous les records mondiaux, et son musée tout neuf a été le plus visité du monde pendant des mois… »

Lupin afficha alors une page d’accueil de Facebook.

« Regarde maintenant. J’ai tous les instruments pour mesurer un visage. Prenons celui-ci. Tu reconnais ce vieux Sholmès. Pourtant, il n’est pas sur Facebook. J’ai possédé Facebook pendant vingt-quatre heures, ensuite je l’ai rendu au monde. J’ai évidemment gardé des archives. J’avais besoin que le réseau continue de fonctionner. Tout le monde a cru à une bonne blague. Regarde, avec la précision au micron près de mon appareil de mesure microscopique, au centre de l’œil de cristal, je fais apparaître une image : voici Sholmès, photographié à l’anniversaire de sa nièce, à son insu. Je peux savoir qui il est. Imagine quand l’œil sera implanté. Je pourrai, tu pourras, tout le monde pourra un jour savoir qui est la personne qui est en face de nous dans le métro ou en réunion, ce qu’elle aime, ce qu’elle fait, quels amis communs on a peut-être avec elle, quelle famille elle doit supporter…

— Génial !

— Ce que tu peux être vulgaire parfois. Tu n’as plus douze ans. Ce matin, je veux faire avec toi un dernier réglage, je veux que les images mentales que mon œil artificiel va introduire dans le cerveau humain soient parfaites pour ce qui concerne les couleurs. Il faut étalonner le Pantone, à partir des vraies fréquences colorées que capte l’intelligence humaine. Et je me suis permis d’apporter le plus parfait des prismes. Sabine, vous voulez bien ouvrir la fenêtre, il y a une jolie lumière aujourd’hui sur la place des Vosges. »

Il avait dans sa poche le diamant des princes, des rois et des empereurs.

*

Le Régent retrouva quelques jours plus tard sa place dans sa vitrine. Lupin n’en avait plus besoin. Il n’avait fait que l’emprunter. Il aimait que les trésors du Louvre servent ainsi à construire l’instrument du futur qui allait révolutionner la vie de tous les hommes.

Beautrelet rentra chez lui, troublé comme il ne l’avait jamais été. Il savait que cet homme, qui aurait pu avoir l’air d’un fou, d’un imposteur, d’un mégalomane, avait raison point par point. Et cela lui faisait peur.

Lupin regagna sa caverne, système optique gigantesque d’où il observait Paris, satisfait comme un confesseur du Moyen Âge venant d’arracher une âme au démon. Il avait libéré le corps du petit Beautrelet des griffes de la diabolique Joséphine Balsamo. Le jeune homme désormais lui serait tout acquis.

Paul, cessant d’être « Isidore », se mettait, à la même minute, à sa table de travail — après avoir calé son fauteuil Voltaire contre le bord du grand miroir, pour éviter de le voir s’ouvrir… Il écrivit d’une traite, presque sous hypnose, comme si son intelligence avait été dopée, la fin du scénario de La Mort qui rôde. Le tournage en était à l’épisode 6. On diffusait le 4 la semaine prochaine — le temps entre la diffusion et la réalisation était réduit au minimum, pour pouvoir tenir compte des réactions des internautes et satisfaire le public, mais cette fois Beautrelet n’en ferait qu’à sa tête : il savait exactement quelle fin il voulait, et il savait que ça surprendrait et que ça plairait.

On lui réclamait l’épisode 8, avec le meurtre. Il était prêt. En revenant à pied de la place des Vosges il avait tout trouvé. Le public attendait bien sûr que le vrai mari de Wallis tue lui-même, ou fasse tuer par les terroristes, l’imposteur qui avait pris sa place dans le lit de sa femme. La solution de Beautrelet était évidente : le faux mari n’avait jamais été faux, c’était le vrai, qui avait choisi cette parfaite couverture pour échapper aux assassins. Mais comme il était amoureux de sa femme — perversion comme une autre — il l’étranglait, à l’ancienne, comme Othello étouffa Desdémone, par jalousie. Wallis mourait d’avoir accepté de tomber dans les bras de celui qu’elle pensait être une doublure.

Paul envoya le tout, bien décidé à ne plus entendre parler de cette histoire. Il expédia aussi, ensuite, la bonne réponse. Il avait évidemment peur d’être doublé par ce renard de Lupin, qui était capable de deviner tout cela…

Il vit en un instant deux images se brouiller dans son cerveau : Mayako, la demoiselle aux yeux verts ; Joséphine, la comtesse aux pieds nus, deux sourires, stéréoscopiques — il les avait perdues sans doute à jamais, l’une et l’autre… Et comme c’était un garçon qui avait beaucoup de cœur, il sentit gentiment que les larmes risquaient de lui monter aux yeux. Il se reprit, se moucha, et partit boire un verre avec d’autres amis d’université, qui eussent été bien étonnés et incrédules s’il leur avait raconté ce qu’était devenue sa vie.