Le gagnant fut inattendu. Il battit Beautrelet, car il avait posté sa réponse dès la fin de l’épisode 2. Il empocha la mise mais ne voulut pas paraître à la télévision : il s’agissait d’un important fonctionnaire du ministère de l’Intérieur.
L’inspecteur Ganimarion avait compris que Luis Perenna était Lupin : la barbiche, les sourcils, l’accent un rien exagéré, on ne la lui faisait plus. Il attendait de le voir gagner à nouveau, et il avait ses hommes à Barcelone pour procéder à l’arrestation. Mais comme il avait le goût du jeu, il s’était amusé à envoyer lui aussi une réponse au concours, pour voir. Enfer et damnation, il avait été le plus rapide, c’était lui qui avait gagné. L’inspecteur Ganimarion ne sut jamais que ce jour-là il avait non seulement fait taire cet agaçant petit Beautrelet, qu’il ne supportait pas, mais impressionné et vaincu son adversaire de toujours, qu’il désespérait de coincer, Lupin — ce gentleman qui en lui laissant gagner une fortune venait, une fois de plus, de lui échapper.
Chapitre 7
L’Aiguille creuse
Arsène Lupin était amoureux. La Borostyrie venait de proclamer son indépendance, et cette nouvelle république s’était donné une présidente, Olga Sarek. Dans un environnement politique tendu, elle était libérale, ouverte aux idées sociales, fustigeant à chaque discours ces groupuscules néonazis qui, dans les pays voisins, s’érigeaient en partis politiques de plus en plus violents. Elle était devenue, dans cette région perturbée de l’Europe centrale, le rempart de la démocratie. Elle était, aussi, surtout, incontestablement, très jolie.
Lupin avait couru voir ce petit État tout neuf. Dès qu’un pays accédait à la liberté, il fallait qu’il y aille. Cette fois, son voyage avait pris un caractère presque officiel. Il s’était arrangé, sous une habile couverture, pour se faire inviter par la cheftaine de l’État à séjourner dans sa capitale de Bruck-Mürzzuschlag, une petite ville d’art et d’histoire florissante attelée par la magie d’un trait d’union à une cité industrielle ruinée.
La minuscule métropole, dont l’urbanisme échappait à toutes les lois du genre tant il était confus, n’avait pas été construite pour prendre la tête d’un pays. Peu importe, ce désordre urbain, où la citadelle restaurée à neuf était à cinq minutes de l’usine en ruine, avait selon lui beaucoup de charme. Ce métissage lui plaisait. On n’avait pas eu les moyens de construire un parlement, un tribunal, une cathédrale, une mosquée, un monastère orthodoxe, mais tout était en projet. Bruck-Mürzzuschlag donnait une parlante image des deux têtes de ce pays, antique et moderne, nouvel aigle pacifique. L’aéroport borostyrien était encore, l’année précédente, un aéro-club, mais les hôtesses, qui avaient reçu, sous la forme d’un don providentiel d’Emmaüs International, un lot tout neuf d’uniformes Air France des années 1960, griffés Georgette de Trèze, affichant un sourire déjà très international, distribuaient des brochures touristiques.
Arsène s’était dit qu’il profiterait de son séjour pour visiter cette curiosité naturelle célèbre dans le monde entier qui porte le nom mélodieux de Schwarzmooskogelhoehlensystem-Kaninchenhohle.
Schwarzmooskogelhoehlensystem-Kaninchenhohle est une grotte, une des plus belles d’Europe, passionnante, qui passait à la Renaissance pour une des entrées du centre de la terre.
Les hommes des cavernes ne la connaissaient pas, sinon elle fût devenue une « Sixtine de la préhistoire » de plus, avec des bisons et des aurochs en cinémascope et technicolor DeLuxe. Il aurait fallu en interdire l’accès et se lancer dans la coûteuse réalisation d’un Schwarzmooskogelhoehlensystem-Kaninchenhohle II, qui très vite n’aurait pas suffi, et on aurait achevé de ruiner les finances avec un indispensable Schwarzmooskogelhoehlensystem-Kaninchenhohle virtuel en 3D accessible depuis le site du ministère de la Culture et par la dispendieuse création d’une Schwarzmooskogelhoehlensystem-Kaninchenhohle mobile qu’il aurait fallu ensuite promener d’ambassade en ambassade. Grâce au ciel, ce ministère chargé des gouffres culturels n’avait pas été créé, pas encore. Le pays qui n’avait qu’un an d’existence pouvait s’épargner ce soin, et la grotte était une de ses sources principales de revenus, grâce au tourisme et à quelques bonnes photos de concrétions naturelles et de boyaux électrifiés placées à quelques endroits judicieux sur Internet. Dans cette mythique cavité, on circulait en chemin de fer à pédales, sur soixante kilomètres de galeries et de hautes salles karstifiées à mort, dans des wagonnets qui dataient de la visite de Sissi et de François-Joseph : l’atmosphère se prêtait à la romance à la lueur des torches au néon.
Lupin, qui avait déjà eu comme maîtresse plusieurs reines, une impératrice en exil et qui avait épousé des princesses, n’avait encore jamais été emballé par une présidente de la République. À vrai dire, c’est parce qu’il n’en connaissait pas. Comme cette catégorie féminine tardait à apparaître en France, il avait été intrigué par la photographie officielle d’Olga Sarek, avec ses deux tresses blondes enroulées sur les oreilles, vraie beauté d’Europe centrale, aux yeux très bleus et à l’allure de jeune adhérente d’un club de voile de Biarritz. Fraîche et franche, elle avait su déjà séduire 56 % des votants qui l’avaient portée sur le pavois. Il avait dû se dire : « Et pourquoi pas ? » Il s’était présenté comme Horace Velmont, spéléologue et anthropologue, envoyé par le CNRS au nom de la République française. On l’avait aussitôt reçu au palais, construit en grand style Sarcelles 1970, et une séduction réciproque était née dès la première conversation.
La Borostyrie n’avait pas encore beaucoup de ministres dans son petit gouvernement. La présidente n’avait pas encore de premier homme. Lupin, séduit par la femme et par l’amusement de ce nouveau métier, se jura de l’épouser dans les six mois. Il fit sa cour, explora et photographia toutes les variétés géologiques du pays, découvrit une source thermale dans le massif du Dachstein, étonna tout le monde au ski. Au cours de ses repérages dans les villages de province, il tomba sur une stèle romaine qui commémorait le campement de plusieurs légions perdues dans ce petit coin de Pannonie à l’époque de Marc Aurèle — menées par un légat qui se nommait Horace, comme lui, c’était un signe. Il procéda à une grande collecte en milieu rural de poteries, vases en terre cuite, bols à déjeuner et pots à crayons, première esquisse d’un futur vaste musée d’Arts et Traditions populaires, que le pays n’avait pas réussi à avoir dans les années d’après-guerre et que la population — Horace Velmont l’avait bien senti lors de ses tournées — réclamait sourdement. Il hésitait : valait-il mieux devenir ministre de la Culture et du Patrimoine en Borostyrie ou l’époux de la présidente ? Pouvait-il cumuler ? Sa collection de potiches l’inspira, il s’y reconnut : il tomba amoureux de la sympathique Olga alors qu’il ne s’y attendait pas.
Pour lui qui n’avait jamais inauguré les chrysanthèmes, ce fut une seconde jeunesse. Il ressuscitait — à nouveau.
En tombant dans Paris Match sur le reportage consacré au mariage très discret de la présidente Olga Marek de Borostyrie avec un vague ethnologue français nommé Horace Velmont, le jeune Beautrelet comprit qu’il s’agissait de Lupin : le gentleman-cambrioleur ne lui avait-il pas rappelé lui-même, à plaisir, la litanie de ses pseudonymes ?