Beautrelet, pendant des semaines, dans son studio, la fenêtre ouverte avec un grand rayon de lune passant sur ses tomettes, avait cherché une aiguille dans la nuit. On lui avait volé son cambrioleur.
Lupin avait déménagé du jour au lendemain son laboratoire de la place des Vosges. Personne non plus ne l’avait vu aux abords du Jardin d’Acclimatation, où il avait été parfois signalé, selon une source proche de la préfecture, entre le Rocher aux daims et la Fondation Louis-Vuitton. Arsène sentait que les importants travaux de recherches menés là, dans ce vénérable grenier du temps de Louis XIII, étaient en danger, et la dernière conversation qu’il avait eue avec le jeune homme avait culminé avec ce bref échange, sous les poutres du XVIIe siècle de la grande maison de brique et de pierre :
« Ta Cagliostro m’embête, tu sais. Elle va nous empêcher de réussir. Avais-tu besoin d’avoir une liaison avec ce démon ?
— Je n’étais pas le premier… On ne critique que les faiblesses qu’on connaît bien soi-même…
— Insolent. Je m’installe ailleurs. C’est trop exposé, ici. Tu viendras me rejoindre quand je te ferai signe. Je déclenche le plan d’évacuation, l’opération “Aiguille creuse”. »
Depuis deux mois, plus de nouvelles. La Cagliostro avait, elle aussi, disparu. Beautrelet n’avait guère envie de la revoir, et elle, ayant tout obtenu du jeune homme, n’avait, semble-t-il, pas envie de le poursuivre. Il était donc seul, à nouveau, ce qui ne lui déplaisait pas, et réfléchissait.
Il avait vite éliminé une dizaine de fausses pistes, d’Arolla en Suisse au pic du Midi, de l’Agulha do Diabo au Brésil au château d’eau de Montmartre, un des plus curieux monuments de Paris, planque idéale, Aiguille creuse cachée à l’ombre du Sacré-Cœur, que ni les touristes ni les Parisiens ne connaissent. Il avait pensé aussi aux gratte-ciel de Dubaï qui sont des aiguilles, à la fusée Ariane sur la base de Kourou. Quel est l’équivalent actuel de l’Aiguille creuse d’Étretat ? En tapant « Aiguille creuse », passé trente écrans à la gloire de Lupin, on trouvait tout et surtout n’importe quoi : depuis des pages de fans d’escalade jusqu’au congrès international des chirurgiens et prothésistes dentaires, on tombait sur des boutiques de tatouage et de piercing dans le vieux Mans et sur les volets bleus de la crêperie d’Étretat.
L’idée simple selon laquelle Lupin serait resté à Étretat avait été naturellement la première qui lui était venue : un retour à l’Aiguille. Mais combien de fois, en vacances dans la maison familiale, sur les falaises, Paul avait-il regardé en vain la mer, la grotte des Demoiselles, le fort de Fréfossé, sans que jamais rien d’anormal s’y produise ? Il avait loué des barques, avec ses cousins, pour faire par tous les temps le tour de l’Aiguille, scrutant avec des jumelles chaque anfractuosité. Il n’y avait plus rien, plus de porte, plus de meurtrières cachées dans les reliefs du calcaire, rien à marée haute, rien à marée basse, comme si Maurice Leblanc avait inventé de toutes pièces cette histoire…
L’article de Paris Match avait été un trait de lumière. Wikipedia révélait que la Borostyrie possède le plus grand gouffre d’Europe, au nom un peu difficile à retenir. L’Aiguille d’Étretat était creuse : cette fois ce serait l’inverse, la même astuce en négatif, c’était bien du Lupin. Le creux serait plein, Arsène s’était installé avec ses ordinateurs et ses instruments de haute précision dans cette cache naturelle, à proximité de la riante ville de Bruck-Mürzzuschlag.
Le soir même Beautrelet avait trouvé — malgré les lacunes de booking.com et de bonvoyage.fr qui ignoraient cette destination peu rémunératrice — un vol avec deux changements, pour l’aéroport international Frédéric-Barberousse, dont il n’avait jamais entendu parler.
Allongé sur le canapé à fleurs de son appartement de Baker Street, son violon abandonné à côté d’un vieux carton de pizza éventré, Herlock Sholmès se réveille tard. Il a juré que sa vengeance, après la ridicule équipée de Strasbourg, serait sanglante. Il s’est laissé gagner, depuis quelques semaines, par un sentiment nouveau pour lui mais contre lequel il ne peut rien : la haine. Haine de Lupin, haine des Français, peuple d’imbéciles — alors que jusqu’à présent il avait été plutôt fier de descendre par sa mère de la lignée des Vernet, illustres peintres, et de posséder ce vieux violon d’étude offert par M. Ingres en personne à son quadrisaïeul. Le temps des musées était fini. À l’heure des nouvelles images et de leur reproduction numérique, plus personne ne se souciait plus de Vernet ni d’Ingres : c’était le règne de la délation, des calomniateurs, des images truquées diffusées par des crétins masqués — et il en était la victime.
Toutes ces photos faites par ces gamins irrespectueux sur la flèche de la cathédrale qui apparaissent dès qu’on tape son nom sur Google Images, cela ne l’amuse pas du tout, comme disait la reine Victoria. Une vraie haine de ce Lupin s’est incrustée dans son cerveau. Ce qu’il a perdu, c’est sa gloire mondiale. Arsène, désormais, il ne veut pas le vaincre, il veut l’abattre.
Pour prendre sa revanche, son idée est inspirée par le stratège le plus admiré des Anglais, Napoléon : il faut frapper au chef, vaincre l’ennemi dans sa capitale. Il s’est juré de détruire le refuge de Lupin et de le traquer comme une bête dans sa tanière, là où il forme les hommes de sa bande, là où il a ses laboratoires secrets et ses ordinateurs, sa base de repli. Il ne s’agit plus d’Étretat, comme jadis, mais d’un site protégé, dont le nom de code — si l’on en croit un mail envoyé par Jacques, cet arriéré de la bande à Lupin, à un autre complice, et intercepté par les nouveaux venus de sa bande de Baker Street — avait été choisi avec poésie : « l’Aiguille creuse »…
Car Sholmès a désormais recruté toute une troupe de garnements passant leur vie sur Internet, qui piratent tout, hackent les sites, s’introduisent dans les messageries — toutes choses que le bon docteur Watson serait incapable de faire — et qu’il paie en billets de mille. C’est en croisant deux messages signés Grognard qu’il a compris que la mention de l’Aiguille creuse n’était pas une allusion au passé glorieux, mais bel et bien une adresse. Il n’avait pas été long à trouver, par déduction — et à tomber sur la photo des noces borostyriennes. D’où les deux billets pour l’aéroport Frédéric-Barberousse qui venaient de sortir de son imprimante. La Borostyrie, pays de chasseurs, où les armes étaient en vente libre…
« Olga, le paradis ne s’est pas créé en un jour ! Pour les paradis fiscaux c’est pareil, crebleu de crebleu ! Toi, avec ta grotte, tu es pour le moment un purgatoire fiscal, mais un purgatoire qui a de l’avenir… Il y a toujours un moment où avant d’avoir des banques on crée une première fortune avec des timbres-poste et des usines de peaux synthétiques pour les saucisses : tous les petits États ont commencé comme ça, pas de honte !
— C’était au XXe siècle ! Il nous faut mieux. Tes idées sont géniales. Avant de te connaître je me disais qu’on n’allait pas pouvoir construire toute une économie uniquement sur la spéléologie. Je ne regrette pas d’être devenue Mme Horace Belmont, je t’adore. Le CNRS est une grande chose ! Quand je pense que j’ai passé un an à Paris comme jeune fille au pair et que personne ne m’en avait parlé ! »
Lupin régnait en despote éclairé. Dans le trois pièces-cuisine présidentiel, dont il avait fait refaire la salle de bains, il avait installé son ordinateur portable sur la table en Formica. Olga lui plaisait de plus en plus. Il était amoureux de sa femme. Leurs cheveux se mêlaient, penchés vers l’écran où s’affichaient les modélisations du grand projet qui allait faire de la Borostyrie un des pays dont on allait parler le plus dans les mois à venir. Horace Velmont avait trouvé la formule « Venez en Borostyrie, le pays du septième ciel » : les grottes qui abritaient désormais ses laboratoires, à la plus grande joie de Jacques, Sabine et Karim, fidèles parmi les fidèles, serviraient d’abord à réaliser la grande invention qui allait enrichir le pays et lui donner une image à la mode, écologique, planétaire, généreuse et visionnaire.