Du cœur de la caverne surgirait bientôt le premier ballon stratosphérique habitable, capable d’envoyer par-delà les nuages de riches clients qui voudraient vivre enfin l’expérience de l’espace — sans risquer leur peau dans les navettes flageolantes des millionnaires américains mégalomanes. L’invention de Lupin était simple et raisonnable, réalisable : un ballon au bout d’un câble, qui monte et qui redescend, au bord duquel il serait possible de se préparer un petit déjeuner.
« La conquête spatiale, c’est aussi onéreux que démodé ! Pauvres Chinois qui veulent envoyer des hommes sur la Lune, ils auront cent ans de retard ! Pauvres gogos qui veulent aller sur Mars ! Inutile tout cela, on n’en apprendra pas plus sur l’univers… Alors que nous, ma petite Olga, regarde : ces milliardaires du monde entier qui viendront en Borostyrie pour vivre l’expérience de la montée vers l’espace et qu’on va faire raquer, ces braves gens auront en plus la conscience nette puisqu’il va s’agir de financer le premier plan d’étude des variations climatiques un peu sérieux dont la planète a besoin.
— Je n’aime pas quand tu m’appelles “ma petite”, je suis tout de même cheftaine de l’État.
— Et pourquoi pas ? Tu es à la tête d’un petit État, c’est ça qui me plaît ! Écoute. Entrons-nous dans une nouvelle ère glaciaire ? Allons-nous vers un réchauffement climatique accéléré ? Combien de degrés en plus dans vingt ans ? Deux ou trois ou huit ou neuf, ça change tout, absolument tout. Les savants disent n’importe quoi. La seule chose certaine c’est que pour la première fois c’est l’action de l’homme qui va nous faire passer d’une ère à une autre. Il était temps, ma chérie, ma présidente, que cet interminable Quaternaire se termine ! Nous serons les premiers à expliquer au monde ce que sera la grande période suivante de l’évolution du globe, et tout cela pour une somme finalement assez modique et avec des instruments de mesure qui existent déjà tous. La nouveauté, ce seront nos techniciens qui iront travailler à une soixantaine de kilomètres d’altitude au-dessus des forêts borostyriennes, dans notre capsule laboratoire habitable, le module “Aiguille creuse” qui va percer le ciel. Tu ne trouves pas qu’il ressemble à l’Aiguille d’Étretat, je lui ai donné la même couleur…
— Je ne connais pas Étretat, mon amour, combien de fois devrai-je te le répéter ! Pour la teinte, c’est parfait, c’est mon beige, tu le savais ? »
Elle va venir avec moi, pour le vol inaugural, se disait-il, et il était heureux. Ce sera présidentiel. Toute la presse sera là. Ce ballon argenté en forme d’obus était construit depuis quelques jours, il allait être très confortable…
Et Lupin se mit à décrire à Olga le voyage qu’ils allaient entreprendre. Un voyage vertical, pour quitter la Terre. Il faudra choisir un jour un peu couvert pour le plaisir de traverser d’abord les nuages, puis de les regarder du dessus, sous le soleil, monter encore, jusqu’à percevoir la courbure de la Terre, entrer dans le noir, s’avancer ensemble dans l’espace, lever les yeux pour voir toutes les étoiles, ensemble. Les étoiles au-dessus d’eux, et la loi de Dieu devenue la loi des hommes inscrite dans leur cœur.
Mais pour que cela soit complet, il fallait que tous les invités fussent là : il attendait Beautrelet, et aussi ces deux charlots britanniques qui avaient eu la bêtise de commander deux billets d’avion sous leurs véritables noms…
À la douane du « Friedrich-Barbarossa International Airport », deux officiers arrêtèrent Paul Beautrelet, voyageur sans bagages, qui avait pourtant un passeport en règle et n’avait rien à déclarer.
Ils le conduisirent en bout de piste vers une petite voiture qui arborait un fanion à franges d’or marqué d’une aigle à deux têtes, à l’avant du capot, avec l’impressionnante immatriculation BS 001.
C’est Grognard qui, en gants blancs, ouvrit la portière arrière :
« Le patron est désolé de ne pas être là lui-même, il est déjà avec Mme la présidente de la République à Schwarzmooskogelhoehlensystem-Kaninchenhohle où il attend M. Isidore.
— Bravo, monsieur Jacques, accent impeccable.
— Je m’acclimate. Les forêts sont superbes ici, vous verrez. Vous pensez bien que la présidence de la République se fait communiquer chaque semaine les noms des passagers du vol hebdomadaire : on est intrigué, on veut savoir qui vient. Pas grand monde d’ailleurs dans l’avion, m’a-t-il semblé…
— J’ai eu la peur de ma vie dans ce coucou, surtout quand il survole une première fois la piste pour faire détaler le gibier avant de se poser, et deux escales, Munich et Vienne, c’est beaucoup !
— Le patron m’a dit de dire tout de suite à Monsieur que s’il souhaitait prendre la nationalité borostyrienne, ça pouvait s’arranger dans l’heure. Il pense qu’un premier prix Nobel c’est important pour lancer un nouveau pays.
— Vous êtes devenu borostyrien, Jacques ?
— Bien sûr, finis les impôts ! La voiture est modeste, mais bon…
— Toujours à grogner.
— Je pense que pour le Nobel, on a plus de chance quand on vient d’un petit État, vous devriez y réfléchir. Et on n’a pour le moment aucune des grandes disciplines représentées. Pas de danger que le pays ait son Nobel de littérature dans l’immédiat, j’apprends le sabir local mais je n’en suis pas encore à écrire des poésies, en physique-chimie ça sera plus facile : ne le dites pas à la présidente, mais entre nous leur langue nationale, c’est plutôt du dialecte…
— Ne jugez pas, Jacques. On y va ? »
Moins de vingt minutes plus tard, Olga et Arsène, rayonnants, accueillaient leur protégé — il avait fallu attendre les articles dans la grande presse pour qu’il comprenne enfin où était le repaire !
« Tu en as mis du temps, regarde, laisse-toi tenter : je te donnerai tout cela, quand tu voudras ! »
Lupin fit les honneurs du plus beau laboratoire du monde : sous la direction architecturale de Sabine avaient été aménagées une suite de salles dignes d’un roman de Jules Verne, au milieu des stalactites qui brillaient à cause des écrans et des projecteurs, avec des chercheurs en blouse blanche, à l’ancienne, qui travaillaient aux dernières étapes de l’œil de cristal, qui produisaient déjà, à partir du miel des forêts locales, les enzymes mutants dont Beautrelet aurait besoin pour la phase finale de ses découvertes.
La vie éternelle par le remplacement des cellules usées, la transformation des capacités du cerveau humain, l’étude de la transition climatique : Lupin avait volé, et caché là, tout ce qui avait le plus de valeur dans le monde d’aujourd’hui — sans se renier, car il entreposait aussi dans sa nouvelle retraite ces jouets si coûteux qui lui avaient tant plu aux autres époques, les tapisseries d’Aubusson et les Rubens du comte de Gesvres, les rivières de diamants de Dolorès Kesselbach et l’original de la tiare de Saïtapharnès, merveille d’orfèvrerie antique dont le Louvre avait acheté jadis une simple imitation… Il rayonnait. C’était quelque part dans ces grottes que, selon une ancienne légende, l’empereur Frédéric Barberousse, fondateur du duché de Borostyrie, continuait de vivre caché, immobile sur son trône d’or, le regard fixe, avec sa couronne fermée sur la tête, étincelante de pierreries. Sa barbe faisait sept fois le tour de l’escalier de roche sur lequel était posé son lourd fauteuil en forme d’oiseau de proie, il défiait la mort, dans l’attente du moment où il lui faudrait repartir au combat.