Beautrelet, malgré tout ce qu’il voyait, l’enthousiasme de Lupin, les projets qui pouvaient naître ici, le charme des paysages de la vieille Borostyrie, était inquiet.
Son avion n’était pas vide : une vingtaine de passagers étaient arrivés avec lui, un voyage scolaire du King’s College de Cambridge sous la conduite de deux professeurs barbus. Devait-il prévenir Arsène ? Après tout, la police de la présidente Olga avait l’air d’être bien faite. Il était d’abord impatient de découvrir le ballon stratosphérique.
Lupin avait changé. L’amour le rendait grave et un peu philosophe. À moins que ce ne soient ses nouvelles fonctions de représentation lors des inaugurations d’écoles et de dispensaires. Il riait moins. Il jouait gros jeu. Dans ses aventures historiques, il s’était déjà taillé un royaume, chez les Berbères, en Mauritanie, mais beau joueur il l’avait offert à la France — ce qui lui avait permis, soit dit en passant, de faire amnistier tous ses forfaits par le président Valenglay. Le contexte, cette fois, était différent. Olga préparait avec lui un discours à l’ONU où la Borostyrie se présenterait comme le « laboratoire de la planète de demain ». C’était du sérieux. Pochette blanche, fine moustache, le soi-disant Horace Velmont inspirait désormais une sorte de respect — à se demander si ce prix Nobel, dont cet effronté de Grognard parlait sans cesse, il n’en rêvait pas pour lui-même. Il aurait tant fait, au bout du compte, pour la paix du monde.
Beautrelet ne fut pas surpris de retrouver là, aux côtés de Sabine, son épicier du coin de la rue : toute la « bande à Lupin » y avait pris ses quartiers. Ils allaient bientôt sans doute se répartir les nouveaux ministères, car il se murmurait que la présidente allait annoncer un remaniement dans les semaines à venir.
« À quoi crois-tu, Paul ? »
C’était la première fois depuis des mois que celui qui prétendait être Arsène Lupin appelait le petit Beautrelet par son vrai prénom.
Paul sentit qu’il ne devait pas répondre en Isidore :
« Je crois… mon Dieu… en ce que je vais découvrir demain. Ça va comme réponse ? Une réponse de chercheur en biologie et aussi en neurosciences, c’est mon métier. Vous devenez philosophe ? C’est l’âge ?
— Petit salaud. Si jamais on doit se quitter, je veux te mettre un peu de plomb dans la cervelle. Je sais que Sholmès est arrivé ici avec l’intention de me faire la peau, alors écoute-moi. La question n’est plus du tout de savoir si on croit ou pas en un autre monde, en une vie après la vie, en un ailleurs. Nous baignons dans des ailleurs, de tous côtés, des marmites où bouillonnent les autres vies et les vies des autres, les vies que les autres croient avoir, ce qu’ils nous montrent et ce que nous croyons qu’ils nous cachent, des écrans, des aquariums, des jeux vidéo qui ont remplacé tout ce à quoi on croyait il y a vingt ans. Alors, l’autre monde, l’enfer, le purgatoire, le paradis, les tartines de mon ami Dante, ça s’est un peu compliqué… Regarde-moi, j’ai dépassé cela depuis des lustres ! Tes amis chercheurs, tes voisins de palier aussi, tous croient au monde virtuel, d’abord, à ce qu’ils font et voient sur Internet, ils pensent que le monde est dans leur téléphone, dans leur tablette, dans les messages reçus sur leur ordinateur portable, dans les puces qu’on leur glissera demain dans le crâne. Ils croient que les séries américaines et même les britanniques en disent plus sur la réalité, la psychologie, les comportements humains que ce que nous voyons. Que voient-ils encore ? Que regardent-ils ? Qu’ont-ils envie d’avoir, de voler, de cambrioler ? Que vivent-ils, s’ils vivent encore pour de vrai quelque chose ? Laisse-moi te dire, Paul, ça va aller en s’aggravant : la difficulté, le pari, l’acte de foi le plus difficile, c’est d’échapper à toutes ces espèces d’espaces et de croire en ce monde-ci. Croire au monde vrai. C’est ce que je viens d’apprendre avec Olga, enfin. Je l’aime. Elle m’aime. C’est pour ça que tu me vois ici un peu plus sérieux que d’habitude. Ouvre les yeux. »
Le module était placé sur le sol rocailleux, comme s’il était posé sur une autre planète. La partie haute de la grotte avait été dotée de volets d’acier qui venaient de s’ouvrir sans bruit. Des papillons de nuit attirés par les lampes tournoyaient autour de ce véhicule mystérieux qui allait percer les mystères des nuages et dénoncer la folie des hommes qui assassinent leur planète. De longs câbles d’acier étaient enroulés à côté.
Paul enleva ses chaussures pour entrer à l’intérieur. Il se dit que ça ne lui déplairait pas que Lupin appuie sur un bouton et que le ballon décolle, il avait envie d’essayer, de s’élever, il rêvait déjà de la silencieuse nuit du monde, des constellations et des étoiles filantes, des comètes dont on guette le retour, des naines blanches et des supernovæ, Pégase, Cassiopée, Orion, la Croix du Sud… On pouvait tenir à quatre à l’intérieur de ce tube surmonté d’un cône, y loger un peu de technologie, et surtout les fenêtres panoramiques allaient permettre de voir et de photographier. L’objet avait en effet la forme de l’Aiguille, mais Beautrelet se dit qu’il ressemblait aussi à la flèche de la cathédrale de Strasbourg, ce qui lui donna un petit frisson, auquel il ne cessa de repenser ensuite. Il sortit. Il eut le temps de faire un pas.
Les deux Anglais étaient entrés. Grognard et Sabine n’étaient pas là, personne ne les avait arrêtés. Les assistants en blouse blanche reculaient. Sholmès était armé, un fusil léger, qu’il tenait comme un véritable chasseur.
« Vous voilà enfin, messieurs ! dit Arsène en se retournant lentement, pour leur faire face, sourire aux lèvres. Vous avez vu comme on vous a laissés passer sans difficulté, j’avais donné des consignes, contre l’avis d’Olga, je voulais que notre réconciliation ait lieu ici. Faisons la paix. Baissez votre arme, on ne tient personne en joue ainsi en présence d’un chef d’État. Vous feriez cela à Buckingham ? Dites-moi, Herlock, voyons… »
Ce crétin de Sholmès tira. Le bruit dans la cavité fut immense. Lupin tomba sans un cri, souriant toujours.
La dernière fois qu’il avait voulu tuer Lupin, c’est Raymonde de Saint-Véran, que le gentleman-cambrioleur tenait dans ses bras, qui avait été frappée. Il avait allongé son corps sur les galets de la plage, devant l’Aiguille.
Cette fois Arsène était seul face à Sholmès, et la balle ne l’avait pas manqué.
Il s’était effondré sans que Paul, sans que Sabine, Jacques et Karim aient eu le temps de s’interposer.
Olga se précipita pour relever son mari. Le sang coulait de la blessure, au torse.
Un groupe d’adolescents entra. Le voyage scolaire de Cambridge : Beautrelet n’eut pas le temps de s’en vouloir de n’avoir alerté personne. Personne n’avait compris comment le détective, ridicule avec sa fausse barbe, flanqué de son collaborateur plus grotesque encore, teint en roux comme s’il avait craint d’être reconnu par quelqu’un, avait fait pour les rejoindre.
Sholmès était resté debout, le recul de l’arme n’avait pas perturbé son sang-froid. Il faisait peur. Il tira une seconde balle, un instant à peine après la première. Olga tomba, aux côtés de son mari.
En chutant, elle déclencha la commande du ballon qui, dans un silence total, s’éleva avec lenteur, vide, vers les espaces infinis. L’Anglais ne manifesta aucune surprise, aucune peine, il ne dit rien. Il était devenu un assassin.