Avec un sourire, il désarma le grand mousqueton qui fixait l’attache de l’appareil, pour être sûr que la dernière trace de la gloire de Lupin disparaisse à jamais.
Il ne prit même pas la peine d’aller vers ses victimes pour leur porter secours. Il avait voulu abattre Arsène, il l’avait abattu comme un chien. Cela ferait de la peine à Ganimarion, petit plaisir mesquin supplémentaire.
John Watson, ce pleutre qui s’était tenu à l’écart — depuis l’Afghanistan, il avait une phobie des armes à feu —, avait pris trois malheureuses photos qui, le soir même, allaient faire de son blog un des plus consultés du jour, morne gloire.
Les deux gros bras de la sécurité présidentielle les entouraient. Herlock et Watson n’opposèrent aucune résistance. Personne ne chercha à rattacher le câble qui liait le module à la terre : on ne distinguait déjà plus sur le fond de la nuit cet engin si léger qui partait vers le ciel, sans passagers.
Rien ne s’était passé comme prévu. Le refuge sacré avait été violé. Olga, cette jeune femme intelligente et décidée, si pure, si belle, si dévouée à sa terre et à la démocratie, avait expiré deux secondes après Lupin, parmi les papillons de nuit un soir tragique, dans la forêt borostyrienne. Leurs sangs se mêlaient sur le sol.
Beautrelet, ce pur cerveau, ce jeune garçon émotif et brillant, s’était mis à pleurer sans bruit.
Le corps qui était étendu sur les rochers, mort cette fois, mort à jamais, ce grand cadavre en costume italien, était sans aucun doute possible celui d’Arsène Lupin, gentleman-cambrioleur.
Isidore lui jeta un dernier regard, un long regard d’amour filial, lui ferma les yeux, lui baisa la main, c’était l’adieu à sa jeunesse.
Pieds nus, il marcha en direction du gouffre, en suivant l’arête des pierres, décidé à aller, comme ça, au hasard, dans la nuit de la caverne qui reflétait celle de l’espace, aussi loin qu’il lui serait possible.
Épilogue
Le triangle d’or
Après la mort d’Arsène Lupin, la vie du jeune Beautrelet, qui ne se sentait plus si jeune, redevint ce qu’elle était : anormale, comme celle de tous les chercheurs scientifiques.
Il soutint sa thèse avec les félicitations du jury, et obtint un prix décerné par l’Académie des sciences. Ce jour-là, il reçut par la poste un paquet oblitéré à Strasbourg : il contenait une montre en or du modèle Classique Chronométrie à pivot magnétique de Breguet, qui venait de remporter à l’unanimité l’Aiguille d’or à Genève, ce prix Nobel des horlogers, et il resta songeur devant ce chef-d’œuvre, ne sachant comment remercier Joséphine Balsamo, comtesse de Cagliostro — dont il avait fini par penser qu’elle n’avait jamais existé.
Il enleva sa Swatch, essaya la montre de luxe, se regarda dans la glace — mais avant de sortir boire un verre avec ses amis d’université, il remit sa légendaire montre en plastique, qui allait mieux avec son éternelle chemise de coton blanc. Il revoyait le profil de Joséphine, dans la pénombre de la cathédrale de grès rose… Il se demanda même quand il la reverrait. La semaine dernière, Valeria, sa toute nouvelle petite amie, une Italienne un peu trop éprise de technologie, croisée devant la tour de Jussieu et aussitôt entraînée rue du Pont-aux-Choux, avait voulu lui offrir une de ces nouvelles montres qui mesurent la masse musculaire, le nombre de pas faits dans la journée, avec système intégré de géolocalisation et connexion Internet, il avait dit non tout de suite…
Pour son premier article dans la revue Nature (Royaume-Uni), il avait créé sa première polémique. Il avait trouvé très vite un poste à l’université. Sa mère était aux anges. C’était glorieux. Son père aurait été fier de lui s’il avait été là. Lui, bien sûr, cela ne lui suffisait pas. Il avait tant de regrets.
Il avait toujours sa petite radio, celle de ses dix ans, sous son lit, cadeau de sa tante Élisabeth, sa tante préférée, et rien que d’appuyer sur le bouton, c’était pour lui un repos absolu, un monde sans images virtuelles, sans écrans, des voix, du son, de la musique… Le flash d’information de dix-huit heures glissa sur lui comme une vague apaisante. Il avait tellement travaillé, vécu tellement de choses depuis un an que les nouvelles du monde ne le touchaient plus guère.
Il n’était question que de corruption politique. La rumeur d’un retour au franc revenait, lancinante. Le président de la Monnaie de Paris démentait que les modèles de coins monétaires existaient déjà dans ses armoires : « Et j’interdirais même à nos artisans d’y travailler si l’un d’eux me le proposait, cette légende tenace est absolument absurde. » Voilà qui était clair.
La situation en Europe centrale était toujours aussi préoccupante, la guerre civile était près d’éclater en Autriche, au Liechtenstein et en Borostyrie. Paul ferma les yeux. L’émirat de Barjah était fier d’afficher qu’il était devenu la première destination touristique du Moyen-Orient. En France, les comptes de campagne du président de la République, Guillaume Graindorge, venaient d’être invalidés par le Conseil constitutionnel. C’était une bombe politique. Le vieux président Achille-Louis Loumet, qui siégeait parmi les sages, annonçait avec une jubilation contenue la nouvelle aux journalistes regroupés au Palais-Royal. Le fringant Graindorge allait-il devoir démissionner une semaine après son élection ?
Intéressé, Beautrelet regarda quand même sur sa tablette, il voulait entendre exactement la manière dont Loumet, du même bord politique que Graindorge et qui pesait chaque mot en grand avocat, s’y était pris pour poignarder ainsi son ami de toujours, son ancien poulain, le nouveau chef de l’État. Il l’entendit déclarer : « Cela n’est jamais arrivé dans l’histoire de la République qu’on annule l’élection d’un chef de l’État. Et pourquoi pas ? »
Il ne faut pas prendre ses rêves pour des réalités. Paul Beautrelet — il a cessé, depuis cette horrible nuit dans les forêts de Borostyrie, de s’appeler lui-même Isidore — a un doute : il a frémi en entendant cette phrase, dite d’une voix chevrotante. Le sage menton du président Loumet lui semble étrange, et lui rappelle quelqu’un…
À peine cette image effacée de l’écran, la nouvelle qui suit bouscule l’actualité. Paul allume sa télévision pour regarder le direct. France 2 filme un luxueux immeuble du XVIe arrondissement de Paris, du côté de l’avenue Montaigne, dans ce paradis invivable que les agents immobiliers appellent le « triangle d’or ».
La société Galathée, qui a organisé tous les meetings du président Guillaume Graindorge, et lui a permis d’être le plus jeune à accéder à cette fonction depuis Valéry Giscard d’Estaing, vient d’être cambriolée, en plein Paris, entre deux boutiques de luxe couronnées d’un diadème de caméras de surveillance. C’était le quatrième cambriolage dans ce quartier depuis un mois, les commerçants se plaignaient sur France 3 Paris Île-de-France. Sauf que cette fois-là, aucun d’entre eux n’était touché.
On n’a pas pris d’argent, dans l’appartement haussmannien transformé par Galathée en bureaux « de prestige », mais on a raflé tous les ordinateurs, douze portables extraplats, qui ont dû tenir dans une petite valise. La porte n’a pas été fracturée. Le voleur devait même être connu du personnel de la société.
Paul sourit. Il a cessé d’avoir froid, alors que sa fenêtre est grande ouverte. Il se lève.