Le petit Arsène, métis social, avait grandi dans un hôtel de Rohan, mais à Paris. Il avait dérobé, à six ans, en entrant par une étroite fenêtre, le précieux collier de diamants, pour venger sa mère — et voilà qu’il choisissait la place de l’hôtel de Rohan-Soubise, à Strasbourg, le palais du cardinal, et sa cathédrale, pour entrer en scène. Ce détail, qui accréditait son identité chimérique, il fallait être un expert en lupineries, comme l’était le jeune biologiste, pour s’en rendre compte. C’était pour des raisons d’histoire familiale que Lupin avait choisi Strasbourg. Mais pourquoi en cette journée, où un jeune chercheur content d’exposer au monde son sujet de recherches, venait au Conseil de l’Europe pour la première fois et pour y connaître son premier triomphe ? Paul — alias Isidore — était piqué. Il songeait à ses chères abeilles, au miel, et au grand secret qu’il était tout près de découvrir. Se pourrait-il que ce soit cela, aussi, qui intéresse le prince des voleurs ?
Il entra. Deux clochards se disputaient devant la porte latérale. Dans la nef fraîche, parmi les gigantesques piliers, il repéra tout de suite la fameuse horloge astronomique, le plus bel instrument de mesure du temps de tout l’Occident. La femme brune était là, en blouson noir, devant lui, et elle souriait.
« Je savais que votre curiosité scientifique vous conduirait ici ce matin, monsieur Beautrelet, je vous attendais. Vous aimez les systèmes complexes. Je m’appelle Joséphine.
— Isi… euh… Paul.
— Je vous connais, j’ai assisté à votre prestation. C’était brillant. »
Il la trouvait belle avec son sourire à la Fanny Ardant, elle le regardait. Il ne savait pas trop s’il devait lui parler de biologie moléculaire. Elle portait des bottes, un chemisier de soie violette, un sac à main de grand couturier, une chaîne d’or qui masquait son décolleté :
« Vous avez vu ces étoiles sur l’horloge astronomique, ce décor, la lune, le soleil, l’univers entier est ici en modèle réduit. À midi, tout le monde se précipite, parce que le coq chante et que les apôtres défilent entre les deux petites fenêtres de la partie haute, comme dans un théâtre de marionnettes, une autre image de notre monde. Vous savez qui a construit cela ?
— Un horloger du XIXe siècle, je crois…
— Oui, mais à la place d’un mécanisme qui existait depuis la fin du Moyen Âge. Le premier coq articulé est dans un musée de la ville, c’est le plus ancien automate du monde. La terre entière est venue s’extasier devant cette horloge qui donne les phases de la lune, le solstice, la date de Pâques. La légende veut qu’on ait crevé les yeux du premier horloger pour qu’il ne reproduise pas ailleurs son mécanisme. On dit qu’il venait s’asseoir là où nous sommes, tous les jours, pour entendre le bruit de son horloge qu’il fixait de ses deux billes rouges.
— Horrible.
— C’est une pure invention. L’horloger qui a œuvré au XIXe siècle, lui, est devenu célèbre. Sa merveille a aussi d’autres fonctions, plus secrètes. Je pense qu’un esprit comme vous devrait arriver sans peine à comprendre à quoi elle sert aussi…
— C’est une devinette ? Elle calcule les éclipses de soleil et de lune et le passage de la comète de Halley, rien de bien sorcier. Pourquoi me demandez-vous cela ? Qui êtes-vous ?
— Je vous l’ai dit. Je suis Joséphine. Strasbourg est la capitale de l’occultisme depuis la Renaissance, c’est ici que viennent les mages, tous ceux qui parlent aux esprits. Le second horloger qui a fabriqué cela était quelqu’un de ma famille… J’ai ses carnets.
— J’en suis heureux, ce doit être une fierté. Je vous imaginais en effet un peu magicienne, je vous ai vue vous volatiliser, hier, dans la foule… »
Peut-on avoir envie d’embrasser une femme dans une cathédrale ? Beautrelet était charmé, captif, ensorcelé. Il avait une enquête à mener. Il devait retrouver Lupin. Il devait savoir si ce pantin de Sholmès allait aboutir à quelque chose. Il devait rentrer à Paris et rejoindre son laboratoire. Il n’arrivait même plus à parler. Elle le retenait par une sorte de magnétisme qui lui avait fait oublier sa vie, ses recherches, ses projets… Que lui voulait cette femme ? Peu importe. Lui, il la voulait.
Il n’allait pas attendre que le coq de l’horloge chante trois fois et qu’il se renie lui-même, il devait l’inviter à déjeuner, lui proposer d’aller se promener, lui demander de lui faire découvrir cette ville mystérieuse et sombre. Il n’osa même pas. Il n’eut pas le temps. Elle lui avait pris la main.
Beautrelet frémit quand il sentit qu’elle glissait dans ses doigts ce qu’il prit d’abord pour un domino un peu gros, ou un calot de verre comme les enfants en ont dans leurs sacs de billes.
« Regarde. C’est l’Argyle Cardinal, sorti il y a six mois des mines d’Argyle en Australie, là où on trouve les diamants roses. Celui-ci est un bon gros caillou, un diamant rouge, d’un rouge très intense, comme il n’en existe que très peu. 2,1 carats. Regarde-le dans la lumière. »
À cet instant, comme midi approchait, deux ou trois petits groupes s’étaient massés devant l’horloge. Le coq allait chanter trois fois.
Le jeune Beautrelet, comme s’il utilisait la loupe d’émeraude que Néron brandissait pour mieux voir les gladiateurs, dirigea le diamant dans la lumière, dans la direction du plus lumineux des vitraux. Il ne connaissait pas grand-chose à la gemmologie, mais assez pour savoir qu’un diamant rouge peut se négocier pour deux millions de dollars le carat.
« C’est un cadeau ? Nous nous connaissons à peine ! »
Il éclata de rire.
« Je dirige une société multinationale, que j’ai fondée il y a quelques années. Nous possédons plusieurs mines de pierres précieuses, en Australie et en Afrique, le socle de notre activité. Mais mon intérêt principal aujourd’hui, c’est ma fondation pour la recherche scientifique. Je finance un laboratoire très performant. Je suis venue vous proposer un contrat. J’ai enquêté sur vous.
— J’écoute votre proposition, Joséphine.
— Tu travailles pour moi pendant un an. Dans un an, le diamant rouge sera vendu, tu auras le budget nécessaire pour développer ta molécule dont j’aurai l’exclusivité. Je finance tout, je commercialise. »
Elle était passée au tutoiement, comme le prétendu Lupin l’avait fait la veille.
« Et moi ?
— À toi la seule chose qui compte, ce qu’exige ton génie, la gloire. Le Nobel dans trois ans. Le Collège de France. L’Académie des sciences. Et si tu veux faire plaisir à ta petite amie, à tes parents, leur offrir des bijoux, des châteaux et des grosses bagnoles, je te donne bien sûr un pourcentage des ventes — même si je sais que cela ne compte pas beaucoup pour une âme pure. Je suis la première, j’espère, mais tu vas avoir des centaines de propositions après ton discours d’hier. Tu as un mois pour réfléchir. »
Le bruit du mécanisme qui va se mettre en marche commença à se faire entendre. Le frisson d’une dizaine de ressorts qui se tendent, et des roues dentées qui commencent à tourner.
« Tu vas voir dans quelques secondes une petite Vénus sculptée dans sa conque, c’est l’étoile du berger, elle va apparaître : elle sort de sa niche une fois par mois, quand la lune est pleine, je vais placer le Cardinal dans le giron de la déesse. Dans un mois, je serai ici, et si tu acceptes de faire affaire avec moi, l’Argyle Cardinal ressortira de sa cachette. Il sera mis sur le marché. Ensuite on ira découvrir ce qui sera ton labo désormais, dans les Vosges. J’ai choisi un lieu inaccessible et très beau qui te plaira, j’espère. Ce caillou rouge sera le symbole de notre union. Un vrai pacte de diamantaire : rien d’écrit. Tout repose, avec moi, sur la parole donnée. »