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— Taisez-vous. Et vous pensez qu’un jeune homme bien élevé pourrait offrir à une femme une bague faite avec une pierre que celle-ci lui a donnée ? Vous n’êtes qu’un petit chapardeur.

— Tu te crois drôle ? En réalité, Isidore, tout est simple. Tu n’as pas le choix. Une bourse de thèse va t’être accordée par ton université, elle sera minable. Je multiplie le montant par cent. Tu veux savoir pourquoi ? Parce que si tu n’acceptes pas mon argent, tu ne reverras pas ta mère. Tu as essayé de l’appeler hier ? Tu es tombé sur son répondeur…

— Non !

— Elle quitte rarement la maison d’Étretat. Mais hier soir, elle est partie. Des hommes à moi, Jacques, dit Grognard, avec Karim, mon petit nouveau, sont venus la chercher, de ta part. Elle a été conduite dans une maison que je connais, près de Varengeville. Elle va être soignée par Victoire, tu sais, la petite-fille de ma vieille nourrice, celle qui connaît tous les bons remèdes, celle par qui j’ai été élevé, elles vont devenir amies…

— Pauvre type !

— Reste poli. Ta mère ne s’inquiétera pas pour toi. On va lui dire que tu es pour deux mois en Irlande, dans un collège pour jeunes chercheurs internationaux. Mais toi tu ne pourras pas la revoir… Ou alors, si tu veux retrouver ta mère, il suffit que tu me dises oui. Là, maintenant. Tu as besoin qu’on appelle chez Victoire ?

— Entendu. Je vous crois… »

Beautrelet était prostré, silencieux. Il détestait ce manipulateur, ce prétendu gentilhomme qui avait des méthodes de brute, ce prof de gym qui se croyait élégant, et qui le regardait, narquois :

« Inutile alors qu’on téléphone à Victoire ? Si tu crois en la parole donnée du gentleman-cambrioleur c’est un bon début. Nous allons faire de grandes choses ensemble, tu verras ! Arrête de résister, tu es ridicule. »

Beautrelet était tombé à genoux. Un coup de vent plus fort l’avait déséquilibré. Lupin se pencha pour le ramasser, avec une tendresse presque paternelle. Le jeune homme était comme un pantin entre ses mains. Il s’était fait mal au coude.

Lupin retira la veste bleu vif du garçon, et se dirigea vers la dernière porte, qui menait à la tour et à la flèche, cette aiguille rouge qui donne sa silhouette familière au monument. Il ouvrit le lourd panneau de chêne clouté de bronze.

*

Une minute plus tard, Sholmès et Watson arrivaient sur la plate-forme, suivis de tous les adolescents de la ville qui continuaient à mitrailler, à poster les images en rafales sur Facebook et sur Instagram. Le plus culotté était un escogriffe qui devait être encore au lycée, bousculant tout le monde, et poussant des cris de sauvage.

Le grand espace plan au-dessus de la ville pouvait se balayer d’un regard. Les deux hommes, houspillés par cette horde, toujours sous leurs défroques de SDF, virent la porte de la tour.

Joséphine Balsamo, comtesse de Cagliostro, de son côté, devait connaître un escalier secret, une porte cachée dans l’épaisseur de la façade par les architectes du XIXe siècle qui avaient restauré l’édifice, au temps où on avait refait l’horloge astronomique. Elle s’était engouffrée à la suite de Lupin et de Beautrelet dans l’escalier à vis, elle n’était pas arrivée en haut. On ne la vit ni redescendre ni ressortir. Le monument l’avait protégée, elle avait disparu.

« La veste de Beautrelet, Watson, je la reconnais, nous sommes sur la piste. Regardez : déchirure à la manche, Lupin la lui a arrachée. Il l’a jetée là. Ils se sont battus. Les imbéciles, ils sont montés. Ils ne nous échapperont pas. »

Quelques minutes plus tard, les deux hommes atteignaient le sommet de la flèche, avec leur cortège d’admirateurs qui hurlaient « Bravo, bravo ! », applaudissaient, criaient sous les claques du grand drapeau tricolore. Certains avaient fixé leurs téléphones à des casques de moto, pour tout filmer pendant l’action. Le grand garçon, leur meneur, donnait des instructions aux autres qui bourdonnaient en essaim. À cet instant, l’un d’eux filma, dans les yeux de Sholmès, un éclair de haine aussi pur et rouge que l’eau du diamant Argyle Cardinal.

Cette horde de petits monstres bardés de caméras ne virent pas deux silhouettes sombres sur le gris des pavés, tout en bas : Beautrelet et Lupin, sur la place, qui s’éloignaient à grands pas dans une tornade du diable.

Ils n’étaient évidemment pas montés au sommet, une souricière. Ils s’étaient contentés de laisser une veste dans l’escalier — ce sont les vieux trucs qui marchent le mieux, dans ces cas-là, surtout face à des adversaires qui croient posséder des intelligences supérieures, et oublient d’étudier les solutions les plus simples. Il leur avait suffi de se cacher un instant derrière le mur de la petite maison au géranium, et d’attendre que le dernier gamin ait pris l’escalier de la flèche flamboyante pour redescendre tranquillement jusque dans la nef.

Pour que Beautrelet ne prenne pas froid, Lupin avait retiré sa propre veste, un bon vieux tweed de bedeau de paroisse riche. Beautrelet devina la musculature du cambrioleur, des biceps qui tendaient la chemise, cela collait bien avec les leçons que Théophraste Lupin avait pu donner à son fils — la « culture physique » des années 1900 avait simplement cédé la place à la musculation. Il se sentit un peu gringalet, il ne savait plus très bien quoi faire. Il se taisait.

Il avait vécu un vrai coup de foudre, pour une très belle femme un peu étrange, qui l’avait ensorcelé. Il n’arrivait pas à oublier ses mains, ses paupières, sa bouche, il avait envie de la revoir, de ne pas entendre ce que cet homme disait sur elle.

Il avait surtout peur pour sa mère. Il n’avait pas grand-chose à perdre à dire oui à Lupin, à accepter son argent — pour peu qu’il continue son travail de recherches…

Il avait perdu la partie, mais il était heureux. De nouvelles aventures d’Arsène Lupin commençaient, il en était un des acteurs principaux, ça lui allait.

*

Le soir venu, plus personne ne semblait penser aux événements du jour. Une quiétude alsacienne avait repris possession de la ville. Les abords de la cathédrale étaient presque déserts. Attablés, près d’une bonne flambée qui embaumait, devant la célèbre choucroute de la maison Kammerzell et une bouteille de gewurztraminer « vendanges tardives », les deux hommes ont vite conclu un pacte.

Beautrelet a compris qu’il ne devait pas poser trop de questions. Lupin ne lui dirait rien de plus que son nom, et c’était déjà lui dire tout. Il ne lui expliquerait rien de sa réapparition, de ses raisons, de ses secrets de vie éternelle — du moins pour le moment. En échange, il ne demanda pas non plus à Beautrelet de lui livrer les formules de son élixir de longue vie traduit dans le langage de la chimie moderne. Ils ne se toisaient pas, ils parlaient, presque amicalement.

Ils avaient passé l’après-midi à faire du tourisme dans la région, du Haut-Kœnigsbourg au château d’Andlau, à se promener dans les vignes. En descendant de la cathédrale, Lupin avait entraîné le jeune homme dans une jolie Jaguar vintage vert bouteille garée à deux pas du palais Rohan, et dix minutes plus tard ils étaient dans la campagne. Curieux moment pour faire du tourisme : dans les salles néogothiques du Haut-Kœnigsbourg, Lupin semblait avoir remonté le temps, il ne lui manquait qu’un monocle. Il en sortit bientôt un de sa poche, qu’il fit voleter. Sa voix même avait une intonation un peu « vieille Comédie-Française », qui donnait à cette visite des lieux qu’il semblait bien connaître l’allure d’une reconstitution historique. Beautrelet se crut au début du XXe siècle, à l’époque de Guillaume II, quand Lupin avait entrepris de tourner le Kronprinz, le fils du Kaiser, en ridicule. Le jeune biologiste fut presque déçu de ne pas voir un pan de la muraille de la grande salle à manger au décor héraldique s’ouvrir, ou le manteau de la cheminée, entre deux immenses massacres de cerfs, se soulever pour dévoiler l’entrée d’un passage secret…