Lupin avait parlé de l’Afrique, de la Russie, des pays qu’il connaissait bien. Beautrelet, en confiance, avait évoqué ses projets de post-doctorat dans une université américaine, de ses vacances en Italie, ils avaient en quelque sorte renoué — comme s’ils s’étaient perdus de vue un beau soir de 1904.
Andlau, plus authentique, moins touristique, les enthousiasma : les murs semblaient avoir tant de légendes à raconter. Comme le soir venait, des projecteurs nimbaient progressivement le donjon d’une obscure clarté — on était bien au XXIe siècle. Lupin avait proposé à Beautrelet de prendre le volant et ils étaient rentrés à Strasbourg en écoutant des cantates, du jazz et des chansons de Jacques Dutronc.
Demain, la mère d’Isidore serait auprès de lui, dans la maison de famille d’Étretat, elle lui parlerait de biologie moléculaire, de son jury, de ses professeurs — et elle ne lui demanderait pas s’il s’intéressait encore à ces vieux livres de poche des aventures d’Arsène Lupin qu’il aimait tant lire à quinze ans.
Au cours de leurs conversations, tandis qu’ils regardaient voler les aigles pour touristes autour du château impérial, dans la lumière dorée de l’après-midi, par un accord tacite, aucun des sujets « graves » n’avait été abordé. Comme s’ils se donnaient un répit, que Lupin brisa le premier, en reprenant de la choucroute :
« Elle est croquante, c’est ce que j’aime bien ici, pas trop de baies de genièvre, impeccable ! C’est très sain, tu sais, la choucroute, pour les sportifs, le seul vrai problème c’est toute cette charcuterie qu’on apporte avec elle, mais ça n’a pas l’air de te déplaire. Allez, je te redonne des saucisses, j’insiste. J’avais réservé pour deux, elle est jolie cette table au coin de la cheminée, il faut s’y prendre quinze jours à l’avance, tu sais, ici… La prochaine fois on choisira la choucroute aux trois poissons, spécialité de la maison. On va redemander du gewurtz. Tu penses bien, Isidore, que je n’en ai rien à faire de ces statues néogothiques de Strasbourg, je les ai utilisées là où elles peuvent décorer la vie des gens, en guise de santons de Provence absurdes pour orner une entrée de métro dans un style un peu kitchouille — j’ai mes chances à la prochaine FIAC avec ça, tu crois ? Et ça a bien amusé la petite bande de gosses intoxiqués par Internet à qui j’ai filé l’heure d’arrivée du train de Holmes, même pas eu besoin de les payer ! Ils sont sympas, crebleu, je les enrôlerais bien dans ma bande…
— La référence à Saint-Denis, c’était bien joué, deux fausses pistes en un seul nom, le métro, la basilique des rois : le pauvre Herlock a cru que l’un cachait l’autre, alors que dans les deux cas vous l’emmeniez sur une voie de garage. Alors, le coup de la bâche qui tombe, des statues volatilisées, c’était juste pour vous faire remarquer ?
— Tu crois ?
— Vous faire remarquer… de moi ?
— Jeune présomptueux. Mon Isidore ! Peut-être bien… »
Lupin rit bruyamment, et la jeune femme qui dînait à la table voisine avec son vieux mari se retourna en souriant.
Isidore n’avait pas soupçonné, sur le moment, que ce qui intéressait d’abord le gentleman-cambrioleur revenu à la vie — on le croit mort depuis presque cent ans —, ce pût être sa grande découverte à lui, Beautrelet, ces secrets contenus dans ce volume de thèse — qu’il n’a pas fini d’écrire — et qui peuvent transformer les cellules du corps humain.
Le cambrioleur savait-il qu’il verrait resurgir sa vieille ennemie, la Cagliostro, cette Joséphine Balsamo qui était pour lui ce que Milady de Winter était à d’Artagnan ? Isidore ne se sentit pas autorisé à lui poser la question. Lupin intimide, tout de même ! En lui serrant la main, après le dîner, devant la façade du palais Rohan, Beautrelet pensa aussi qu’au passage Lupin avait conservé le diamant dans sa poche intérieure…
On remit en place, en quinze jours, les statues de la cathédrale. Ou plutôt, on les remplaça par celles que le service des Monuments historiques avait fait sculpter à grands frais dans les carrières de Rothbach. Personne ne remarqua, sur une des statues, celle du roi David, un manteau semé de petites abeilles sculptées, invisibles à vingt mètres de hauteur.
Beautrelet, en voyant les images apparaître sur le profil Facebook d’une de ses amies conservatrice de musée qui relayait toutes les actualités culturelles, fut le seul à comprendre.
Il entendait encore la voix chaude de celui qui lui avait donné sa veste pour le protéger :
« Moi, Lupin, je veux offrir au monde de l’avenir les secrets de la vie, pour que les trésors de la science soient donnés à tous, et d’abord aux pauvres, dont je suis le chevalier. »
Il jubilait. La molécule est dans le miel, Beautrelet, son ami, son protégé, son rival avait été le premier à le découvrir. Il allait lui fournir les moyens de faire connaître sa découverte et de procéder à de vraies expériences. Il serait l’empereur. L’abeille impériale française, ajoutée à la façade séculaire que le Kaiser avait voulu faire sienne, était devenue l’emblème de celui qui affiche au plus haut sa devise : « Je ne pique pas, je vole. »
Chapitre 2
La double vie d’Arsène Lupin
Paul Beautrelet se sentait vaincu. Lupin l’avait subjugué. L’étudiant de génie ne se sentait pas très brillant, il retournait dans son esprit l’affaire de Strasbourg, quel échec ! Mieux valait revenir à sa thèse, abandonner la lutte avec cet adversaire trop fort pour lui. Mais n’était-il pas devenu chercheur pour retrouver les émotions de son arrière-grand-père Isidore, pour être sa réincarnation ?
Il avait décidé de ne plus sortir de sa chambre — ou du moins de limiter ses promenades à un rayon de cent mètres autour de chez lui. Pas de voyages, pas d’aventures, du travail, sans relâche. Sa mère, un peu inquiète, menaçait de venir lui rendre visite. Il l’en avait dissuadée. Étretat-Paris, ça reste une aventure pour elle : pas de gare, elle ne conduit pas, il faut prendre le bus jusqu’à Bréauté. L’Aiguille est bien protégée, en dehors des circuits du grand tourisme.
Il était, à vingt-cinq ans, à la veille d’une des plus grandes découvertes scientifiques de l’histoire, cela seul comptait. Lupin, abeille butineuse qui picotait son orgueil, allait surtout lui faire perdre son temps. Peut-être même était-ce son seul vrai but. Lui voler sa découverte en occupant son esprit avec autre chose : un peu d’amour, un peu d’enfance, un peu d’action…
Ce que le jeune Beautrelet devait défendre, c’était ses recherches. Oublier Isidore et redevenir Paul. Il avait encore dans l’oreille ce rire insolent devant la cheminée de la maison Kammerzell. Il se demandait si tout cela s’était réellement passé, s’il n’avait pas rêvé. Il avait bien gagné le concours « Ma thèse en trois minutes », mais le reste, la poursuite dans la cathédrale, le diamant rouge, cette femme magnifique, Joséphine Balsamo… Il n’avait plus entendu parler d’elle, elle n’avait pas tenté de le poursuivre. Elle n’était pourtant pas du genre à s’avouer vaincue… Elle n’avait pas dû s’intéresser vraiment à lui, elle avait dû le trouver trop gamin. Tant pis ! Depuis que son amour du lycée, Agathe, avait décidé de faire sa vie avec un polytechnicien, il n’était plus véritablement tombé amoureux, juste une aventure ici ou là. Tous ses amis de Jussieu avaient des comptes ouverts sur des sites de rencontre, ils draguaient, ordinateurs ouverts, téléphones vibrants, dans les amphis, pendant les cours et les séminaires, devant des enseignants émerveillés de tant de concentration et de silence — lui, ça ne l’intéressait pas, il en riait. Chez les Beautrelet on a l’âme romantique.