Mais l'Obergruppenführer Ernst part d'un grand éclat de rire, on le regarde, on se tait : « Si je dis oui, c'est moi qui y ai mis le feu, je serai un foutu imbécile, lance-t-il. Si je dis non, je serai un foutu menteur », et il rit à nouveau. Ces complicités entre un exécutant et l'organisateur d'un forfait sont toujours dangereuses : Ernst et Gœring ont raison de se méfier l'un de l'autre. Et d'abord l'Obergruppenführer Karl Ernst car Gœring n'est pas homme à tolérer les obstacles.
Déjà pendant la Première Guerre mondiale, le brillant officier d'aviation, au regard métallique dans un visage beau, régulier, apparut à ses camarades comme l'homme qui sait atteindre son but, à n'importe quel prix. C'était un officier dur, autoritaire : « Cela se voyait à ses gestes et à sa façon de parler », dira le lieutenant Karl Bodenschatz. Pilote aux multiples victoires, Gœring a collectionné les décorations : Croix de fer, Lion de Zaehring avec épées et surtout l'Ordre pour le Mérite, la plus haute décoration de l'armée allemande. Le voici lieutenant, commandant de l'escadrille Richthofen, prêt à faire tirer sur les révolutionnaires.
Quand l'armistice tombe sur l'Allemagne, Gœring, le brillant héros, fait partie de ces officiers révoltés qui crient à leurs camarades la nécessaire désobéissance au nouveau régime. Il le fait un soir, à l'Opéra de Berlin, interrompant le ministre de la Guerre, le général Reinhard. « Camarades, lance-t-il, je vous conjure d'entretenir votre haine, la haine profonde, la haine tenace que méritent les brutes qui ont déshonoré le peuple allemand... Mais un jour viendra où nous les chasserons de notre Allemagne. Préparez-vous pour ce jour. Armez-vous pour ce jour. Travaillez pour ce jour ».
Bientôt, Gœring quitte l'armée, refusant de servir un gouvernement républicain ; il entre dans l'industrie aéronautique, voyage, et en Suède, par hasard, il rencontre Karin von Kantzow, mariée à un aristocrate suédois. Elle est d'une beauté régulière, d'une douceur et d'une grâce fascinantes. Gœring s'éprend d'elle ; c'est une passion romantique et absolue. Les voici en Allemagne, mariés, amoureux l'un de l'autre, tous deux ardemment nationalistes et bientôt, dans la capitale bavaroise, Gœring rencontre Hitler. « Il cherchait depuis longtemps un chef, racontera-t-il, qui se serait distingué d'une manière ou d'une autre pendant la guerre... et qui jouirait ainsi de l'autorité nécessaire. Le fait que je me plaçais à sa disposition, moi qui avais été le premier commandant de l'escadrille Richtofen, lui paraissait être un coup de chance ».
Rapidement Hermann Gœring devient le responsable de la Sturmabteilung, créée par Ernst Rœhm. Ainsi pour la première fois, les routes des deux hommes se croisent. Mais Gœring, ancien combattant qui fait figure de héros national, auréolé de la gloire qui touche les pilotes survivants, Gœring, lié aux milieux traditionnels de l'armée et de l'aristocratie, mari d'une comtesse suédoise, riche des deniers de son épouse, Gœring est une personnalité très différente de celle du capitaine des tranchées. Gœring est ainsi dès le début le lien entre Hitler et la société traditionnelle, un moyen aussi pour le chef du parti nazi d'opposer une force à Rœhm, de ne dépendre de personne en jouant sur les rivalités entre ces anciens officiers si opposés.
Gœring va payer cher dans son corps son entrée au parti nazi et les responsabilités qu'il y assume. Lors du putsch manqué du 9 novembre 1923, quand dans les rues défilent les S.A., que le garde du corps de Hitler crie aux policiers qui forment un barrage compact : « Ne tirez pas, le général Ludendorff arrive », que les premiers coups de feu claquent sinistrement, que Hitler s'enfuit, que Ludendorff imperturbable continue d'avancer, Hermann Gœring s'écroule, gravement blessé à l'aine. On le pousse dans l'encoignure d'une porte. II perd son sang. On le panse sommairement et l'on réussit à le soustraire à l'arrestation. Mais la blessure est mal soignée dans les conditions de la clandestinité, et bientôt pour calmer la douleur on lui administre des doses toujours plus fortes de morphine. Il grossit, son visage s'affaisse, le regard se voile et le svelte et autoritaire officier de 1918 n'est plus, vers 1923, qu'un morphinomane obèse, atteint de crises d'épilepsie et que l'on doit interner. Mais il se reprend, suit des cures de désintoxication, et surtout se grise d'action politique : député, mandataire des nazis dans les milieux de la grande banque et de l'industrie, dans les centres militaires, il est bientôt président du Reichstag, bientôt ministre de l'Intérieur du gouvernement prussien.
Actif, jouissant de sa puissance, il est soucieux d'assurer son pouvoir. Le pouvoir pour un homme comme lui qui ne se paie pas de mots, qui a vu naître dans les rues, par la violence, la domination nazie, ce sont d'abord des hommes à sa disposition, et d'autant plus que Rœhm maintenant est le chef d'Etat-major des S.A.
Mais Gœring est habile. Il ne faut pas heurter de face ce rival qui commande à des millions d'hommes. Alors le Reichsminister Gœring louvoie : contre Rœhm et pour détruire aussi les adversaires du nazisme. « Frères allemands, s'écrie-t-il à Francfort le 3 mai 1933, aucune bureaucratie ne viendra paralyser mon action. Aujourd'hui, je n'ai pas à me préoccuper de justice, ma mission est de détruire et d'exterminer... Je ne mènerai pas un tel combat avec la seule puissance de la police, cette lutte à mort, je la mènerai avec ceux qui sont là devant moi, les Chemises brunes. » Il suffit à 25 000 S.A. et à 15 000 S.S. de passer un brassard blanc sur leurs chemises brunes ou noires pour devenir des policiers, représentants officiels de l'Etat. Mais, en même temps, il faut réduire la puissance d'Ernst Rœhm. Rœhm qui parle toujours de liquider le Reaktion alors que Gœring est au mieux avec les magnats de la Ruhr, les hobereaux prussiens et les officiers du Grand Etat-major.
Il y a aussi que dans son fief prussien Gœring se heurte quotidiennement à la puissance de la Sturmabteilung. Les conseillers S.A. sont dans toutes les administrations ; les préfets de police prussiens portent l'uniforme S.A. : tous ces hommes qui détiennent l'autorité échappent au contrôle de Gœring.
Alors le Reichsminister manœuvre. Dès sa prise de pouvoir en Prusse, il a constitué sous les ordres de Rudolf Diels une police spéciale issue d'un service déjà existant (la section IA) de la préfecture de police de Berlin. Diels est un homme capable, actif. Il rassemble des techniciens du renseignement policier, criminalistes jeunes et efficaces et il crée un bureau politique de renseignement qui va devenir la police secrète d'Etat. Le service s'étoffe, les spécialistes affluents : ils bénéficient de toutes les libertés. Ils peuvent agir sans respecter la Constitution. Bientôt les hommes de Diels quittent l'Alexanderplatz où s'élève le bâtiment de la préfecture de police et s'installent les uns dans l'ancien immeuble du Parti communiste Karl-Liebknecht Haus, les autres au n° 8 de la Prinz-AlbrechtStrasse, tout près de la résidence de Gœring. Désormais, le service de Rudolf Diels peut recevoir son appellation officielle. Elle va résonner sur le monde, pendant des années, comme un glas : Geheime Staatspolizei, GESTAPO. Son chef est Hermann Gœring.
HIMMLER, HEYDRICH ET LES SS.
Gœring et la Gestapo doivent immédiatement défendre leur fièf : contre les S.A. dont Diels nettoie les prisons, mais aussi contre les S.S. dont le chef est un homme de l'ombre, le Reichsfuhrer S.S. Heinrich Himmler. Gœring comprend vite qu'il ne peut à la fois lutter contre Rœhm et contre Himmler ; il lui faut choisir. Un jour d'octobre 1933, Diels, rentrant dans son bureau à la Gestapo, surprend un S.S., Herbert Packebusch (homme de confiance du Gruppenführer S.S. Kurt Daluege) en train de fouiller dans ses papiers. Il le fait arrêter, mais le lendemain Gœring ordonne après une entrevue avec Daluege sa libération. Rudolf Diels a compris : son chef a choisi l'alliance avec Himmler.