Certains S.A. sont mécontents, a-t-il dit et le chef d'Etat-major Rœhm a pris le 28 février une attitude intolérable. Il a ouvertement critiqué le Führer : « Ce que ce caporal ridicule a raconté, s'est écrié Rœhm, ne nous concerne pas, si nous ne pouvons pas faire l'affaire avec Hitler, nous la ferons sans lui ». Lutze a répété à voix basse une dernière phrase de Rœhm : « Hitler est un traître, il faut qu'on lui fasse prendre des vacances ». Puis Viktor Lutze s'est tu. Le Führer n'a pas laissé paraître ses sentiments. Il a simplement demandé des précisions, peut-être Hess, son second, auquel Lutze s'est préalablement confié, l'a-t-il déjà averti ? Hitler murmure : « Il faut laisser mûrir l'affaire ».
Lutze est reparti inquiet et décu : ne s'est-il pas découvert inutilement ? L'Obergruppenführer a alors décidé de rencontrer un homme dont l'influence croît rapidement, le général Walther von Reichenau, pour lui faire part des propos de Rœhm. Dans cette affaire, la protection d'un officier de la Reichswehr peut être indispensable. Walther von Reichenau a grande allure : monocle, maintien raide de l'officier prussien, corps athlétique. C'est un jeune général d'artillerie au regard perçant qui intimide. Et pourtant ce membre de l'Offizierskorps ne ressemble pas tout à fait aux autres officiers de la grande armée allemande, pétris de traditions, dressés dans les écoles de cadets à la discipline inconditionnelle et à l'autorité hautaine.
Reichenau refuse la morgue, la distance : il connaît les soldats qu'il a sous ses ordres. Il participe avec eux à des courses à pied, à des matchs ; il leur parle comme à des hommes, on le dit partisan d'une armée populaire.
Les chefs nazis ont vite distingué ce général ambitieux, membre du Comité allemand des jeux Olympiques, qui est en même temps homme de science et stratège hors de pair. II a été l'un des plus brillants élèves du maître Max Hoffmann dont on murmure que, pendant la Grande Guerre, il a monté les opérations spectaculaires de Hindenburg et Ludendorff. Walther von Reichenau semble ainsi incarner la possibilité d'une liaison vivante entre l'armée traditionnelle et le national-socialisme.
LA REICHSWEHR
Or, c'est là le grand problème de Hitler et des chefs nazis, car à côté d'eux, dans l'Allemagne de 1933, il n'y a plus qu'une seule force : l'armée. D'elle sont sortis les hommes des corps francs et aussi les premiers nazis, mais elle est restée pour la plupart des officiers le seul refuge : armée qui est comme une Eglise, où l'on entre comme en religion. Plus de 20 % des officiers sont des nobles et puisqu'il n'y a plus d'empereur depuis 1918, ils sont devenus les dépositaires de la tradition et de l'Etat allemand. Ils attendent. Ils encadrent la petite armée de 100 000 hommes que le honteux diktat, le traité de Versailles, leur a imposée. Ils ont déjà écrasé les spartakistes, les conseils de soldats qui, en 1918-1920, voulaient étendre, comme dit le maréchal Hindenburg, « le bolchevisme terroriste à l'Allemagne ». Ils inventent des méthodes qui permettent de tourner les clauses du traité de Versailles : ils essaient leurs nouvelles armes dans la Russie bolchevique, loin de tout contrôle. Ils ont l'obsession de la revanche, ils désirent laver l'affront de la défaite, cette défaite dont ils veulent croire qu'elle a été provoquée par « un coup de poignard dans le dos ». Ils craignent une invasion française qui briserait définitivement l'Allemagne. Aussi ont-ils lutté contre les Français qui occupent la Ruhr en 1923. Des membres de l'Offizierskorps ont perpétré des attentats, des hommes sortis de l'armée ont assassiné Rathenau. Tendus, maigres, raides, sévères, les officiers de la Reichswehr se veulent l'âme austère et infaillible de l'Allemagne dont l'armée est le cœur vivant sur lequel ils veillent.
Autour de l'armée il y a les associations d'anciens combattants comme celle du Stahlhelm (casque d'acier) : chaque année le Reichsfrontsoldatentag (journée des soldats du front) rassemble des dizaines de milliers d'hommes autour du Kronprinz ; on porte le casque, l'uniforme feldgrau, on défile avec une canne lourde qui tient lieu de fusil, cependant que retentissent les fifres et que passent les survivants des grandes guerres, droits malgré les ans : guerres de 1866, 1870, 1914. C'est le général Hans von Seeckt qui définit le mieux l'état d'esprit de l'Offizierskorps et de l'armée quand il dit au chancelier Stresemann, le 7 septembre 1923 : « Monsieur le Chancelier, la Reichswehr marchera avec vous si vous suivez la voie allemande. » Mais ce « deutscher Weg », qui en décide sinon les chefs de l'armée ? A partir du 26 avril 1925, tout est simplifié d'ailleurs : le résultat du deuxième tour des élections présidentielles est connu ce jour-là et c'est l'ancien chef du Grand Etat-major qui est élu Reichsprüsident.
Imposant comme une statue de bronze, Paul von Beneckendorff und von Hindenburg est lui-même fils d'un officier prussien. Cet ancien élève de la Kriegsakademie, combattant des guerres de 1866 et 1870, déjà atteint par la limite d'âge en 1911 est ainsi devenu le président de la République : il symbolise la vieille et immortelle Prusse, les Junker indestructibles et quand, serrant son bâton de Generalfeldmarschall, drapé dans sa capote militaire grise à parements, coiffé du casque à pointe dorée, il s'avance, c'est toute la tradition germanique qui semble avancer avec lui d'un pas solennel et régulier.
Hitler, en habit et haut-de-forme à la main, s'incline timidement devant lui, jeune homme d'un autre temps face à un puissant symbole. Car l'armée n'a pas que des souvenirs : elle a les hommes, les armes, et aussi le pouvoir. Hindenburg est président. Le ministère de la Guerre — le Reichswehrministerium — est une place forte, la plus puissante du gouvernement ; l'immeuble massif de la Bendlerstrasse aux hautes salles à colonnes, aux murs revêtus de marbres, gardé par des soldats qui marchent au pas de parade, a fait figure, avant que Hitler ne devienne chancelier, de véritable centre du pouvoir. Là, les généraux Seeckt, Heye, Grœner, tous anciens du Grand Etat-major, ont défini la voie allemande, le deutscher Weg, faisant et défaisant les ministères. Leurs collaborateurs, ces officiers des bureaux de la Bendlerstrasse que l'on voit arriver ponctuels chaque matin sont d'ailleurs pour la plupart des esprits d'élite. En eux survit le Grand Etat-major impérial [3] qui s'il n'existe plus officiellement est remplacé efficacement par un Bureau des Troupes.
Les généraux qui sont à la tête de ce Truppenamt ou qui sont chef de la Direction de l'armée (Heeresleitung) ou chef du Ministeramt (chef de cabinet du ministre de la Guerre) sont des puissances respectées. Mais la tourmente nazie est venue battre les murs des casernes et de la Bendlerstrasse et très vite les officiers ont dû définir une attitude face au caporal autrichien. L'ignorer ne sert à rien car souvent dans les unités, les jeunes officiers sont gagnés par les idées nazies ; leurs généraux eux-mêmes, un temps réticents, commencent à regarder les groupements paramilitaires nazis avec intérêt : peut-être y a-t-il là une réserve d'hommes ? Peut-être le nazisme est-il un moyen de souder indissolublement le peuple à son armée, gardienne de la tradition germanique ?
Beaucoup parmi les officiers ont séjourné en U.R.S.S. où ils ont exercé les fonctions de conseillers de l'armée rouge en échange de camps d'entraînement pour les armes modernes. Le nazisme ne pourrait-il jouer le rôle du bolchevisme qui a donné à l'armée rouge des moyens considérables et un prestige populaire dont rêvent les plus jeunes des officiers de la Reichswehr ?
KURT VON SCHLEICHER ET WERNER VON BLOMBERG
Ces réflexions, le dernier chef du Reichswherministerium Kurt von Schleicher, un général habile, intelligent, un ancien de l'Etat-major, les partage. Né en 1882, il a des ambitions personnelles et en même temps il s'imagine être un Machiavel en politique. Il veut ainsi s'appuyer sur les nazis, les utiliser, jouer au plus malin avec Adolf Hitler qu'il rencontre en octobre 1931 et qu'il espère « apprivoiser » comme il espère faire éclater le parti nazi, gouverner avec Gregor Strasser contre Hitler si besoin est.