En Hindenburg c'est l'armée qui reçoit l'hommage de Hitler. Et le Führer continue d'ajouter les signes de bienveillance aux marques de respect : il a besoin de l'armée. Ses officiers sont les seuls professionnels de la chose militaire et si la guerre de revanche vient, il faut les avoir avec soi : les S.A. compteront peu devant des armées de métier. Pour conserver le pouvoir il faut aussi compter avec les militaires : ils ont les armes, l'appui des cercles conservateurs, le respect de la plus grande partie de la nation ; et pour élargir son pouvoir Hitler a encore et toujours besoin des officiers. Si Hindenburg meurt, il faudra bien le remplacer et il faudra alors l'accord de l'armée.
Hitler dès son accession aux fonctions de chancelier, alors même que, le regard à terre, il serre respectueusement la main du Maréchal, songe à cette mort qui peut lui permettre d'augmenter considérablement ses prérogatives. Mais pour cela il faut l'accord du général Blomberg et du général Reichenau, l'accord du général von Fritsch, l'accord du général Ludwig Beck, nouveau chef du Truppenamt : l'accord de l'ensemble de cette caste militaire qui constitue l'Offizierskorps. Alors le Führer ménage l'armée.
Le 1er juillet, il parle aux chefs S.A. réunis à Bad Reichenall. Les S.A. écoutent, acclament leur Führer qui dit, en leur nom, ce qu'ils ne pensent pas. « Les soldats politiques de la révolution, s'écrie le Führer, ne désirent nullement prendre la place de notre armée ou entrer en compétition avec elle. » Les officiers de la Reichswehr enregistrent avec satisfaction. Mieux : Hitler célèbre les vertus de l'armée le jour du Stahlhelm. Or l'Association des casques d'acier apparaît le plus souvent aux chefs S.A. comme un repaire de conservateurs, d'aristocrates raidis par leurs principes vieillots et leurs privilèges. Mais Hitler reconnaît, lui, qu'il a contracté une dette envers le Stahlhelm, envers l'armée allemande. « Nous pouvons assurer l'armée que nous n'oublierons jamais cela, dit-il, que nous voyons en elle l'héritière des traditions de la glorieuse armée impériale allemande et que nous soutiendrons cette armée de tout notre cœur et de toutes nos forces. »
L'armée est séduite. Et Hitler ne donne pas que des mots. Des promotions accélérées sont accordées aux jeunes officiers. Le jeune colonel von Witzleben est promu Generalmajor et prend la tête de la 3eme division d'infanterie de Berlin. Pourtant on le dit presque hostile aux nazis. L'attaché militaire français, le général Renondeau, s'inquiète : « Le Parti, écrit-il à Paris au début de 1934, gagne donc la Reichswehr. Il en conquiert le sommet et la base. L'armée perd sa neutralité ». En septembre 1933 le général Blomberg a d'ailleurs fait un geste qui confirme cette analyse : officiers et soldats doivent désormais en certaines circonstances faire le salut hitlérien.
REICHSWEHR CONTRE S.A. LE ROCHER GRIS ET LA MAREE BRUNE
Tout irait bien s'il n'y avait les S.A., sans lesquels pourtant, Hitler ne serait probablement pas parvenu au pouvoir. Eux, ils sont de plus en plus agressifs et ils s'en prennent à l'armée. A tous les niveaux entre les deux groupes c'est l'hostilité ou le mépris.
Quand le général Fritsch invite Rœhm à assister aux manœuvres de l'armée à Bad Liebenstein, en Thuringe, Rœhm, grand seigneur, délègue son aide de camp, un homosexuel notoire. Les officiers sont outrés. Rœhm n'apparaîtra que le dernier jour pour le dîner officiel. Partout les incidents se multiplient.
Ratzebourg est une petite ville tranquille de la Prusse-Orientale. Elle se serre autour d'un lac d'un bleu presque noir. Le dimanche est un jour paisible où les familles se rendent à la cathédrale du XIIeme siècle qui est la fierté de la cité. Mais le deuxième dimanche de janvier, une colonne de Chemises brunes défile dans les rues, arrogants, provocants. Une section de S.A. avance sur le trottoir faisant sauter les chapeaux des passants qui tardent à s'immobiliser ou à saluer. Souvent les coups pleuvent Deux soldats sont là dans la foule, ils paraissent goguenards. Immédiatement les S.A. se précipitent sur eux. L'un des soldats tire sa baïonnette et riposte, l'autre subit et se plaint à son commandant. Aussitôt le commandant de la garnison réagit ; le soldat qui ne s'est pas défendu est condamné à plusieurs jours d'arrêts ; l'autre est félicité et les S.A. se voient interdire l'utilisation du terrain d'exercice de la Reichswehr tant qu'ils n'auront pas fait d'excuses.
Au camp de Jüteborg où manœuvre l'artillerie allemande il ne se passe pas de jours que des heurts ne se produisent entre S.A. et membres de la Reichswehr : on échange des insultes, des coups. Un S.A. est même arrêté par l'armée et condamné par ses tribunaux. Les chefs S.A. sont hors d'eux : ce pouvoir nazi, c'est le leur et voilà qu'il leur échappe. Pourtant ils ont des hommes, des armes ; les adversaires de gauche sont dans les camps de concentration, Hitler est au pouvoir, Rœhm ministre. Alors ? Il leur faut digérer l'armée allemande, la fondre dans la S.A., faire de la Sturmabteilung une armée révolutionnaire où ils auront les bonnes places, les hauts grades ; fini le temps des officiers de cavalerie, de cette noblesse de Junker, propriétaires terriens et soldats de père en fils qui ne veulent les admettre dans la Reichswehr qu'aux grades inférieurs, après leur avoir fait subir des examens. Leur compétence, ils l'ont prouvée dans les rues avant janvier 1933.
« Les S.A., s'écrie Rœhm devant des auditoires exaltés, sont des soldats qui ont continué à faire leur devoir alors que beaucoup d'autres se reposaient sur les lauriers de la Grande Guerre. »
Rœhm ne se contente pas de crier : il déjoue le plan du général Reichenau qui, en proposant la fusion du Stahlhelm et de la S.A. espérait, en mai 1933, confier tous les postes de commandement à des officiers de la Reichswehr. Rœhm, fort de l'organisation de la S.A. qui est une véritable armée du Parti avec ses 5 Obergruppen (armées) et ses 18 Gruppen (corps d'armée), contre-attaque. « Il n'existe aucun lien d'aucune sorte entre la Reichswehr et les S.A. », proclame-t-il. Et quelques jours plus tard, dans un discours qui secoue l'immeuble de la Bendlerstrasse, il réclame pour les membres des S.A. « une situation priviligiée dans le IIIeme Reich, même à l'égard de la Reichswehr, parce que c'est aux S.A. seuls qu'est due la victoire nationale-socialiste ».
La guerre S.A.-Reichswehr est ouverte. La Bendlerstrasse est en effervescence. « Des mesures imprévues sont prises, confie un officier d'Etat-major, des projets contradictoires se succèdent et il en résulte un certain désarroi dans l'esprit des officiers ». Dans la Reichswehr les bruits les plus contradictoires circulent, on se communique d'unité à unité ce que l'on croit être le plan de Rœhm : constituer une garde prétorienne d'élite recrutée sur la base de l'attachement au Parti et à côté de cette garde une milice populaire dont les S.A. donnent l'exemple. Les officiers qui ont tant peiné dans les écoles militaires sont scandalisés par les demandes d'équivalence de grades que revendiquent les officiers S.A. On ricane dans les Etats-majors, on pense à Heines, dont on dit à la Bendlerstrasse que son réseau de rabatteurs, qui cherchent des jeunes garçons pour emplir son harem, s'étend à toute l'Allemagne. Un officier revenant de Breslau où Heines règne toujours comme préfet de police, répète outré ce qu'il a vu. Au Savoy, l'un des hôtels les plus chics de Breslau, les chefs S.A. s'étaient réunis : il y avait là le chef d'Etat-major du groupe S.A. Silésie, Graf Puckler, qui tentait vainement de calmer les S.A. lesquels tiraient des coups de pistolet en l'air, hurlaient et finalement bombardaient les chauffeurs de leurs voitures officielles à coups de bouteilles de Champagne pleines. Et de tels hommes allaient être — si Rœhm triomphait — intégrés à la Reichswehr avec souvent le grade de général !