Выбрать главу

UN NOUVEAU TRAITE DE VERSAILLES

Quelques jours plus tard, Hitler a tranché, en faveur de la Reichswehr, mais il veut aussi la réconciliation, il a besoin de l'armée et des S.A.

Le 28 février, il convoque une grande réunion à la Bendlerstrasse : c'est la parade des uniformes, tous les dignitaires des S.A. et des S.S., Rœhm lui-même et les généraux de la Reichswehr sont présents.

Hitler se lève, il regarde droit devant lui ; il est le point d'appui des hommes qui sont ici, des hommes des deux camps. Il veut convaincre. Il parle lentement, détachant les expressions les unes des autres, il force l'attention.

« Le peuple allemand va au-devant d'une misère effroyable. » Tels sont ses premiers mots et bien que le silence soit total dans la salle, on sent la surprise qui éclate. Le propos tranche sur les avenirs radieux que le Führer promet aux foules dans les grands meetings enthousiastes. « Le nazisme a éliminé le chômage, poursuit Hitler, mais lorsque les commandes de l'Etat seront satisfaites, dans huit ans environ, surviendra un recul économique. Un seul remède : créer un nouvel espace vital pour l'excédent démographique. » Tous les officiers écoutent, l'étonnement se lit dans les regards de ces hommes qu'une longue discipline a entraînés à une impassibilité de façade. « Les puissances occidentales ne nous accorderont jamais cet espace vital, continue Hitler, c'est pourquoi des coups rapides mais décisifs pourront devenir nécessaires d'abord à l'ouest puis à l'est »

28 février 1934 : déjà Hitler fait surgir de l'avenir l'ombre de la guerre. Pourtant aucun des officiers présents ne semble mesurer l'importance de ces projets. Personne n'en parlera. Les propos de Hitler resteront ce jour-là, secrets. Certains des présents imaginent même que le Führer brosse un tableau apocalyptique des années qui viennent pour mieux convaincre les S.A. de céder la place à l'armée. Ce n'est que plus tard, beaucoup plus tard, en 1945, qu'un officier se souviendra. Il parle de ce jour de février 1934 avec von Blomberg. Tous deux auront vieilli, pris par l'âge et la tourmente ; ils évoqueront ce jour de 1934 alors qu'autour d'eux passent les sentinelles américaines qui gardent le camp de prisonniers où ils se trouvent C'est bien ce 28 février 1934 devant les S.A. et la Reichswehr que Hitler évoquait pour la première fois la nécessité de la guerre éclair pour conquérir l'espace. Mais qui aurait pu croire en l'obstination de ce visionnaire qui venait à peine de prendre le pouvoir ? En février 1934 ce que les auditeurs du Führer attendent ce n'est pas l'annonce de la guerre, mais la solution de ce conflit S.A.-Reichswèhr qui menace le nouveau Reich.

Hitler s'est tu. Pour le moment il n'a parlé que de l'avenir, sombre et guerrier. Mais c'est dans le présent qu'il lui faut trancher. Il commence à voix basse, fait un cours d'histoire militaire qui semble un long détour puis, tout à coup, tourné vers Rœhm, il dit avec force : « Une milice n'est appropriée que pour défendre de petits territoires ». Rœhm semble se désintéresser de ce que dit Hitler. Dans son visage rougeaud se marque peu à peu une moue d'indifférence affectée. Il regarde le plafond. Le ton de Hitler s'élève ; le Führer parle toujours, tourné vers Rœhm, et ce qu'il dit est une condamnation des ambitions du chef d'Etat-major de la S.A. : « La S.A. devra se limiter à des tâches politiques. » La voix est ferme. « Le ministre de la Guerre, continue Hitler, pourra faire appel à la S.A. pour les tâches du Grenzschutz et pour l'instruction prémilitaire. »

Un silence. Rœhm ne dit toujours rien. Les généraux sont figés dans leur raideur. Hitler, après un nouveau et long silence conclut : « Je réclame de la Sturmabteilung une exécution loyale des tâches qui lui seront confiées. » Hitler a tranché : la Reichswehr seule sera la base de la future armée nationale. Aucun applaudissement ne retentit. Tout le monde se lève, on entoure Hitler, Rœhm, Blomberg. Chacun se regroupe autour de son chef. Hitler est au milieu, souriant, détendu ou paraissant l'être. Il parle vite, prend Rœhm par le bras. C'est le moment de la grande réconciliation publique. Face à face, autour de Hitler, il y a Blomberg, le monocle enfoncé sous ses sourcils blonds qui barrent son visage rond et distingué, et il y a Rœhm, plus petit engoncé dans son uniforme brun. Les deux hommes se serrent la main, puis le chef d'Etat-major de la Sturmabteilung invite les généraux à un déjeuner de réconciliation à son quartier général. Là, quand les larges portes s'ouvrent on aperçoit une table immense, royalement dressée avec le faste ostentatoire des nouveaux riches. Les places sont indiquées : Rœhm et Blomberg sont à chaque bout. Des serveurs s'empressent : le menu est excellent le Champagne coule en abondance, mais l'atmosphère est glaciale, personne ne parle. Les généraux ne tournent pas la tête. La réconciliation ressemble à une cérémonie mortuaire. Le déjeuner se déroule, solennel, morne, puis sur un signe de Rœhm les S.A. se lèvent. Alors viennent les saluts, les serrements de main, les claquements de talons. Bientôt les lourdes voitures de la Reichswehr s'éloignent lentement

Rœhm a demandé aux S.A.-Führer de demeurer avec lui. Ils sont revenus autour de la table après le départ des officiers. Ils attendent. Rœhm se sert une nouvelle coupe de Champagne. Quelques-uns de ses hommes l'imitent. « C'est un nouveau traité de Versailles », lance brusquement Rœhm. Les S.A.-Führer se taisent ils sentent venir la colère de leur chef, colère contenue pendant les longues heures de la «  réconciliation ».

Et tout à coup elle explose. Dans un coin de la salle, Viktor Lutze observe, écoute : « Ce que ce caporal ridicule a raconté... » commence Rœhm. Lutze est aux aguets, hésitant à comprendre, le visage impassible pour cacher son désarroi. « Hitler ? Ah si nous pouvions être débarrassés de cette chiffe » conclut Rœhm.

Des groupes se forment les conversations sont âpres, les jurons sifflent. L'Obergruppenführer Lutze se tait, il ne conteste pas les propos de Rœhm, il se confond, silencieux, avec les autres, il n'est que l'un des chefs S.A., le plus anodin. Pourtant, quelques jours plus tard il rend compte à Rudolf Hess, la deuxième personnalité du parti, et sur son conseil il se rend auprès de Hitler dans son chalet de Berchtesgaden. Mais le Führer s'est contenté de dire : « Il faut laisser mûrir l'affaire.» Et l'Obergruppenführer, étonné de cette modération, a demandé conseil au général von Reichenau.

Mais le Führer n'a pas oublié. Le 29 juin 1934, c'est Lutze qui est convoqué à Godesberg ; il se trouve devant un Hitler nerveux qui lui demande s'il peut avoir confiance en lui.

5

VENDREDI 29 JUIN 1934

Godesberg. Hôtel Dreesen. Vers 23 heures.

Hitler, depuis un long moment, parle avec Lutze. Il le questionne sur la réunion de Wiessee, s'assure que rien d'autre qu'une rencontre entre les chefs S.A. et lui-même n'était prévu. Voilà plusieurs fois que Viktor Lutze avec d'autres mots répète et assure son Führer de sa fidélité. Goebbels s'est approché : il approuve Lutze, montre par toute son attitude que lui aussi, toujours, n'a jamais eu à l'esprit que le service du Führer. Otto Dietrich, le chef du service de presse de Hitler, arpente la terrasse avec Brückner ; l'un ou l'autre des deux hommes fait la liaison avec le téléphone, surveille le perron de l'hôtel devant lequel s'arrêtent les motocyclistes ou les voitures envoyées depuis l'aéroport de Hangelar.

Peu après 23 heures, alors que la fanfare du R.A.D. attaque une nouvelle marche militaire, Brückner et Dietrich s'approchent de Hitler. Ils lui tendent un message qui est arrivé de Berlin à Hangelar par voie aérienne. La fanfare n'a pas permis d'entendre le moteur de la voiture qui vient de l'apporter. Le message est de Gœring. Hitler le lit, puis le tend à Goebbels. Le texte est court : Gœring a appris, il y a quelques heures, que le docteur Sauerbruch, l'un des plus célèbres médecins berlinois, vient d'être appelé au chevet du président Hindenburg, dans sa propriété de Neudeck. Hitler ne commente pas le message, il le pose sur la table, le lissant du bout des doigts, puis il regarde devant lui, immobile, la joue et la paupière parfois agitées d'un tic nerveux qu'il ne peut réprimer dans les périodes de grande tension. Comme lui, Goebbels se tait.