Peut-être est-ce l'instant attendu depuis des mois, celui où Hitler va devoir une nouvelle fois saisir la chance, celui qui verra s'écrouler la statue de bronze de Hindenburg frappée par la mort.
LA CROISIERE DU DEUTSCHLAND
Car la mort tournoie autour du vieux Reichspräsident depuis le printemps de 1934. Le combattant de Sadowa et de Sedan, qui paraissait défier le temps, a alors commencé à perdre la mémoire, ses absences devenant nombreuses. Au début d'avril, les médecins qui le soignent avertissent ses proches. Dans l'ombre du Maréchal vivent son fils, le colonel Oskar von Hindenburg, un quinquagénaire médiocre et ambitieux qu'ont étouffé la gloire et l'autorité paternelles, des conseillers comme ce vieux chambellan von Oldenburg, cynique et blasé, et qui répète sa devise favorite : « Les mangeoires ne changent pas, seuls les veaux qui passent devant changent. » Il y a aussi Meissner, le secrétaire général à la présidence, corpulent, le visage quelconque, rond ; Meissner dissimule sous son regard doux et vague de myope, la ferme intention de demeurer à son poste même après la mort de Hindenburg. Tous ces hommes qui survivront au Maréchal veulent préserver leur avenir ; ils peuvent monnayer leur influence tant que Hindenburg est vivant. Après, que seront-ils ?
Dès qu'ils apprennent que la santé de Hindenburg faiblit, ils préviennent le général von Blomberg et le Chancelier Hitler, les deux hommes qui représentent les deux forces du moment, c'est leur devoir et leur intérêt.
Avril 1934 : le général et le Chancelier sont les deux seules personnalités dépositaires du secret qui peut bouleverser l'avenir de l'Allemagne et Blomberg et Hitler ont décidé de se rencontrer.
Le 4 avril au matin, c'est à bord du croiseur de poche Deutschland, le branle-bas qui précède l'appareillage. Sur le pont, les marins au béret noir dont les deux rubans flottent dans l'air salé, courent au sifflet. L'ancre est remontée lentement, le Deutschland, énorme masse grise battant pavillon de la Kriegsmarine, quitte Wilhelmshaven et la baie de Jade ridée par le vent. Il descend lentement vers la mer du Nord, passant devant Brunsbuttellt et Holtenau ; les jeunes filles d'un pensionnat agitent des foulards, sur la rive une fanfare joue des airs martiaux. Le navire doit se diriger vers Kiel où embarqueront, à l'occasion des grandes manœuvres de printemps, les principaux chefs du IIIeme Reich. Pendant tout le trajet, l'équipage est soumis à un rythme d'enfer. On repeint une partie des superstructures ; les ordres d'alerte, les simulacres de branle-bas de combat se succèdent. Le 9 avril, le Deutschland entre dans le port de Kiel, salué par les sirènes des destroyers et des petits chalutiers noirauds et ventrus qui fendent les eaux verdâtres du célèbre port de guerre. L'équipage est consigné à bord. C'est le lendemain, 10 avril, que Hitler arrive à Kiel par avion, son trimoteur habituel. Une unité de la Kriegsmarine a rendu les honneurs, puis le Chancelier accompagné de l'amiral Raeder, des généraux von Blomberg et von Fritsch a gagné le Deutschland.
Hitler est radieux : quand il parait à la coupée, les sifflets stridents des quartiers-maîtres modulent leurs notes aiguës. Les mouettes tournoient et le chancelier découvre l'ordre fascinant et efficace d'un grand navire de guerre. L'appareillage a lieu le 11 avril, Hitler assiste aux manœuvres. Ici, c'est le monde de la technique militaire la plus perfectionnée qu'il peut voir à l'œuvre. Ici, les professionnels de la guerre, formés dans les dures écoles navales, les hommes qui savent dompter et plier la machine pour en faire un instrument de guerre, sont rois. Ici ne peuvent pas gouverner les S.A. avinés, débauchés, ou anormalement turbulents et indisciplinés. Ici la guerre est une affaire de science et de précision. Hitler observe. Entouré de Raeder, de Blomberg et de von Fritsch, il arpente le pont. Lui qui a dit devant les officiers de la Reichswehr, dès février 1934 : « C'est ma ferme décision que l'armée allemande de l'avenir soit une armée motorisée. Quiconque essaiera de m'opposer des obstacles dans l'accomplissement de ma tâche historique de donner à la nation allemande les moyens de se défendre, je l'écraserai », il ne peut qu'être sensible à cette machine aux rouages parfaitement réglés qu'est le Deutschland.
Le croiseur navigue à une vitesse moyenne dans le Grand Belt, puis devant Laaland. A 6 heures du matin, on passe devant Skagen ; au loin, dans la brume qui se lève, on aperçoit le bateau-bouée. Puis, le croiseur met cap au nord et remonte la côte norvégienne ; la neige tombe sur la mer grise.
Hitler et Blomberg se sont réunis : ils décident d'avertir Raeder et Fritsch des nouvelles concernant la santé du Reichspräsident. L'amiral et le général sont en effet les chefs de la marine et de l'armée. Puis Hitler et Blomberg s'isolent dans la large cabine du commandant. Il continue de neiger. La côte au loin n'est qu'une barre haute et foncée comme une grande vague qui déferlerait, Hitler et Blomberg ont parlé longuement. Peut-être ont-ils conclu ce pacte du Deutschland qu'on a souvent évoqué depuis : en échange du sioutien de Blomberg et de l'armée pour la succession de Hindenburg, Hitler confirme son engagement de limiter une fois pour toutes les ambitions de Rœhm et des S.A. La Sturmabteilung ne concurrencera jamais la Reichswehr seule responsable de la défense du Reich.
Personne ne sait ce que Hitler et Blomberg se sont dit réellement mais tout laisse penser que les deux hommes se sont entendus sinon sur le détail des moyens à employer pour réduire les S.A. et faire de Hitler le successeur de Hindenburg, du moins sur les principes. Pour le Führer c'est l'essentiel.
Le 12 avril, le Deutschland pénètre dans le Sogne Fjord. Les parois noirâtres sont par longues traînées couvertes de neige. Il fait froid. L'Amirauté a choisi, en accord avec la Chancellerie, ce fjord pour saluer le Fridjoff-Denkmal, le monument construit par Frédéric le Grand. Nouvel hommage que le régime nazi rend à l'Allemagne éternelle. Tout à coup, le Führer paraît sur le pont au milieu de l'équipage. C'est l'instant de la détente après la discipline d'acier. Les matelots poussent des hourras. Les officiers un peu mal à l'aise sourient. Le Führer accepte même de se laisser photographier par des marins. Puis le navire vire de cap. Le 13, il entre dans le Hardanger Fjord et reprend sa route vers le sud. Hitler est monté à plusieurs reprises sur la passerelle, manifestement enchanté par le voyage et les conversations qu'il a eues loin des indiscrets avec le général von Blomberg. Le 14, on aperçoit le bateau-bouée de Skagen et, quelques heures plus tard, le navire arrive à Wilhelmshaven. Seul incident : lors d'un exercice, ce dernier jour, un homme est tombé à la mer.
L'ANNONCE D'UNE PERMISSION
Rentré à Berlin par avion, Hitler a regagné la Chancellerie. Son pavillon personnel hissé au haut du mât signale aux Berlinois sa présence. Des groupes patientent devant les lourdes portes guettant la relève de la garde ou la sortie d'une voiture officielle. Car le va-et-vient est permanent devant la Chancellerie en ce mois d'avril.
En effet, après la croisière du Deutschland, les décisions, les réunions politiques vont se succéder. Hitler tranche là où il hésitait depuis des semaines, comme si les conversations avec Blomherg l'avaient définitivement conduit à choisir, comme si le pacte du Deutschland n'était pas qu'une hypothèse mais une réalité. C'est le 20 avril, que Himmler et Heydrich deviennent les maîtres de la Gestapo et au même moment Joachim von Ribbentrop, l'ancien représentant en Champagne au visage régulier et fin, l'ami de Himmler, est nommé ambassadeur extraordinaire de Hitler pour les questions du désarmement. Après les organes de police, le ministère des Affaires étrangères est ainsi à son tour pénétré par le parti nazi. Et une des premières démarches de Hitler et de Ribbentrop en matière de désarmement c'est de proposer à la France et à l'Angleterre une importante réduction de l'effectif des... S.A.