Le 20 avril, sans commentaire et en petits caractères comme une nouvelle anodine, le journal National~Zeitung publie un communiqué de l'Etat-major de la S.A. annonçant que la Sturmabteilung sera en permission durant le mois de juillet. Or, cette démobilisation de toute la S.A. pendant trente jours n'est pas, compte tenu des circonstances, une décision de routine mais bien une mesure inattendue, exceptionnelle. Pourtant aucune autorité ne la commente et la nouvelle s'enfonce dans l'actualité renouvelée qui, jour après jour, apporte un élément nouveau au puzzle qui, peu à peu, se compose.
En ouvrant leur journal le 27 avril, les Allemands découvrent un communiqué officiel, encadré, en première page, qui annonce que la santé du Reichspräsident donne de sérieuses inquiétudes à ses médecins. Des photos montrent Hitler s'inclinant devant Hindenburg et déjà beaucoup comprennent que le successeur désigné ne pourra être que le Chancelier du IIIeme Reich. Des officiers maugréent, il y a d'autres candidats : le général Ritter von Epp, qui, pour être nazi et Reichstatthalter de Bavière, n'en est pas moins un membre distingué de l'Offizierskorps. Il y a aussi le Kronprinz dont on pourrait faire un régent s'il était Reichspräsident. Or, beaucoup d'officiers sont restés attachés à l'ancienne dynastie. Mais von Blomberg va leur faire comprendre qu'il ne faut plus cultiver ces chimères monarchiques. Un ordre du ministre de la Guerre parvient à mi-avril dans toutes les unités : à compter du 1er mai 1934, officiers et hommes de troupes devront arborer sur leurs képis et leurs uniformes l'aigle et la croix gammée qui sont les insignes du Parti nazi et du IIIeme Reich. Quelques vieux officiers protestent dans les salons et les mess mais à voix basse, partout les jeunes capitaines et les soldats acceptent d'enthousiasme et puis comment s'insurger contre un ordre qui émane du chef de la caste et des dignitaires de l'Offizierskorps dont il est entendu qu'ils savent ce qu'ils font ? En prenant leur décision derrière les murs épais de la Bendlerstrasse, ils ne peuvent avoir en vue que l'intérêt supérieur de la Reichswehr, et puisqu'ils sont confondus, celui du Reich.
Ce 1er mai, alors que dans les casernes les compagnies manœuvrent pour la première fois sous les emblèmes nazis, toutes les villes d'Allemagne connaissent les grands rassemblements du Jour National du Travail.
Torses nus, pelle sur l'épaule, avançant comme des régiments, les volontaires du travail paradent et la pelle, sur ces épaules, devient une arme. Dans la banlieue de Berlin, à Tempelhof, Hitler parle devant 100 000 personnes qui crient leurs Heil Hitler devenus traditionnels. Ailleurs, sur des estrades ou sur l'herbe des clairières, alors qu'une pluie fine commence à tomber, des milliers de jeunes gens, avec ensemble, s'affrontent dans une escrime étrange où les épées sont remplacées par des troncs d'arbre de deux mètres de long. Partout le régime nazi démontre la puissance de son emprise sur la jeunesse, l'Etat nazi paraît bien « exister ».
Et pourtant dans les jours qui précèdent ces manifestations du 1er mai, aux S.A. qui paradent à Iéna, le S.A.-Gruppenführer Lasch dit que « la révolution du national-socialisme n'est pas encore terminée. Elle prendra fin seulement le jour où l'Etat S.A. sera formé ». A la tribune se trouve, à côté du Gauleiter Sauckel, Maximiliam von Weichs ; c'est un officier de la Reichswehr, très hostile aux S.A. Il se penche vers Sauckel : « Qu'est-ce que l'Etat S.A. ? » demande-t-il. Le Gauleiter hausse les épaules. Le lendemain, un S.A. Brigadeführer qui hurle en état d'ivresse dans les rues d'Iéna est arrêté et Sauckel refuse de le faire libérer. Le Gauleiter Sauckel appartient pourtant à la S.A. mais ses fonctions ont fait de lui un homme du gouvernement et de l'ordre. Quand Rœhm veut réunir un tribunal d'honneur de la Sturmabteilung pour y faire comparaître Sauckel celui-ci refuse de se présenter, arguant des ordres reçus. En Thuringe, le 1er mai, la S.A. ne prendra pas part aux cérémonies du Jour National du Travail.
A nouveau, les forces se sont heurtées et quand Goebbels s'adresse à la nation allemande, le 4 mai, peut-être est-ce aussi aux S.A. qu'il pense. « Les délégués de la propagande du parti, lance-t-il, ont décidé de mener une campagne énergique contre les critiqueurs professionnels et les propagateurs de fausses nouvelles, contre les provocateurs et les saboteurs. Il apparaît en effet que ceux-ci n'ont pas perdu tout espoir de détruire l'œuvre constructive du national-socialisme ». Puis c'est tout un programme d'action que Goebbels fait surgir. La voix est nasillarde, dure : « Du début du mois de mai, continue- t-il, au 30 juin, des réunions, des démonstrations et des manifestations quotidiennes auront lieu en ce sens. Elles mettront en garde le peuple allemand contre ce bas dénigrement, véritable fléau pour le pays. Il faut que ce fléau disparaisse pour toujours ». Et la menace vient, sans surprise : « Nous emploierons des méthodes éprouvées ».
HINDENBURG ET FRANZ VON PAPEN
Quelques jours plus tard, un cortège officiel s'arrête devant la gare centrale de Berlin. La garde rend les honneurs. Appuyé sur von Papen, le Feldmarschall Hindenburg s'apprête à partir pour son domaine de Neudeck.
Il aime cette vieille terre de Prusse-Orientale qui se confond avec le ciel gris sombre. Neudeck, c'est son domaine seigneurial, le contact avec ce sol foulé par les légions teutoniques. Mais de génération en génération la propriété familiale s'était réduite, parce que les officiers pauvres avaient dû vendre. Dans toute la région, d'autres Junker, serviteurs de la Reichswehr, ont aussi vu leurs domaines fondre au grè de leurs besoins. Avec Hindenburg à la présidence ils ont voulu changer cela. En 1927, par souscription nationale, le domaine de Neudeck a été racheté et offert à Hindenburg pour son 80eme anniversaire. Le vieux maréchal a accepté cet acte symbolique sans se rendre compte peut-être que la camarilla de Junker qui l'entourait espérait ainsi le « tenir », l'associer à ses projets. Effectivement, la loi dite « secours à l'Est » (Osthilfe) les comble : ils vont bénéficier de larges subventions, d'exemptions d'impôts, de passe-droits. Et le domaine de Neudeck lui-même a été attribué à Oskar Hindenburg pour qu'à la mort du maréchal il n'y ait pas de droits de succession à payer. Von Papen qui est là, aux côtés de Hindenburg sur le quai de la gare de Berlin, a joué de cette passion du Feldmarschall pour Neudeck. On murmure qu'il a ruiné dans le cœur du président, son rival, le général von Schleicher en affirmant que celui-ci allait révéler les secrets de Neudeck. Et c'est peut-être sur son conseil que Hitler, en août 1933, a fait ajouter sans taxe 2 000 hectares au domaine.
Aussi Franz von Papen, officier de cavalerie, ancien attaché militaire aux Etats-Unis pendant la Grande Guerre et organisateur de sabotages, membre du Club des Seigneurs, conservateur et catholique est-il bien en cour. Hindenburg se penche vers lui avant de monter dans le train : « Les choses vont très mal Papen, dit-il. Faites de votre mieux pour redresser la situation. » Papen relatant, plus tard, ce qui s'est passé ce jour-là, ajoutera : « Aujourd'hui encore, je me souviens de sa dernière phrase prononcée de sa voix profonde et impressionnante. »