Or, tous les rapports confirment Hitler dans ses craintes. Tous font état de préparatifs, de rumeurs. Dans les cercles conservateurs on s'inquiéterait des projets de Rœhm ; ailleurs, dans d'autres cercles, on songerait au contraire à s'allier avec la Sturmabteilung. Les hommes de Heydrich auraient la preuve que certains conservateurs sont en contact avec le prince August Wilhelm de Prusse, député nazi, Gruppenführer S.A. qui est le fils du dernier Empereur, le frère du Kronprinz. Or, pour les monarchistes, le prince peut être naturellement le candidat à la succession du Feldmarschall Hindenburg. Ainsi la question des S.A. rejoint-elle par cet autre biais la question de la mort du vieux Reichspräsident Et les rapports de la Gestapo et du S.D. s'accumulent sur le bureau du Führer. Hindenburg aurait fait son testament politique et c'est Papen qui l'aurait rédigé annoncent-ils. Fränzchen, d'après des confidences recueillies par les agents du S.D. aurait sans peine incité Hindenburg à exprimer son souhait de voir, après sa mort, la monarchie restaurée. Un rapport de la Gestapo indique même que le testament a été signé le 11 mai.
Le Chancelier s'inquiète d'autant plus que d'autres bruits lui parviennent, toujours rapportés par l'intermédiaire de Heydrich et de Himmler : des listes d'un nouveau cabinet seraient déjà prêtes. L'historien anglais, sir John W. Wheeler-Benett vit alors à Berlin. Il fréquente les cafés politiques de la capitale, y rencontre de nombreuses personnalités allemandes en vue. Un jour, dans l'un de ces bars, l'un de ses interlocuteurs sort une feuille de papier : c'est le futur cabinet, et sans se soucier des serveurs qui passent et repassent près de la table, il commente devant Wheeler-Bennett les noms de ceux qui sont promis à la succession. Or, il est de notoriété publique que les garçons de ce bar sont au service de la Gestapo. Heydrich peut ainsi citer des noms à Hitler : Rœhm se serait allié au général Schleicher qui veut évincer Papen. Gregor Strasser serait ministre de l'Economie nationale, Rœhm, ministre de la Défense et les S.A. seraient incorporés à la Reichswehr, Bruning aurait le ministère des Affaires étrangères. Mais Hitler conserverait la chancellerie, les victimes du changement étant Papen et Gœring. Wheeler-Bennett se souvient que « tous ces bruits circulaient à Berlin à ce moment-là et que l'on se passait de main en main des listes tapées à la machine donnant la composition du nouveau cabinet et cela avec un manque de prudence qui faisait frémir plus d'un observateur étranger ».
Heydrich et Himmler peuvent donc, sans difficulté, rassembler les informations. Ils annoncent même que Schleicher et son adjoint, le général von Bredow, ont pris des contacts avec des émissaires français.
En fait, le général Schleicher qui a été la tête politique de la Reichswehr, l'homme de confiance de Hindenburg, le tombeur de chanceliers et le dernier chancelier avant Hitler, s'ennuie. Dans sa villa de Neu Babelsberg, sur les bords du lac Wannsee, il a vécu retiré depuis janvier 1933. Sa jeune femme et sa fille paraissent suffire à occuper sa vie. Mais il voit les généraux Bredow et Hammerstein et par eux il se tient au courant des rivalités qui déchirent le parti nazi, des incertitudes qui régnent quant à l'avenir. Il espère à nouveau jouer un grand premier rôle et au printemps, il rentre dans le circuit des diners, des rencontres, des projets. A-t-il vu Strasser et Rœhm ? Il parle longuement avec l'ambassadeur de France à une réception chez le ministre de Roumanie. Il n'en faut pas plus pour que les rapports des agents de Heydrich s'enflent D'autant plus qu'André François-Poncet et le général vont se revoir.
« Je connaissais assez bien Schleicher, raconte l'ambassadeur de France, je l'avais vu pour la dernière fois le lundi de Pâques (le 2 avril) ; nous avions passé la journée ensemble à la campagne, il avait l'habitude de me parler librement et je n'avais jamais constaté qu'il me trompât. Ce jour-là, il ne fit, pas plus que dans les conversations précédentes, mystère de son opposition au régime, mais à aucun moment il ne me dit quoi que ce fût qui pût me laisser deviner qu'il eût des projets subversifs ou qu'il fût mêlé à une conspiration quelconque ; à aucun moment il n'eut le langage d'un traître à son pays, et chaque fois qu'il prononça le nom de Rœhm ce fut avec dédain et dégoût »
Mais les agents du S.D. se soucient peu des intentions réelles de Schleicher. Ils le surveillent, comme ils surveillent von Bredow qui séjourne près de la frontière française. Bredow, qui se rendait à Paris, aurait même été prié de descendre du train à la frontière et dans ses bagages on aurait trouvé une recommandation pour une personnalité française. Bredow aurait en vain téléphoné à Blomberg pour lui demander d'intervenir, mais le ministre de la Reichswehr aurait refusé.
Pour un homme aux aguets comme l'est Hitler ces indices — et Heydrich les multiplie — doivent être pris en considération. Le Führer sait qu'un pouvoir est vulnérable et peut être renversé. Ses adversaires ne cherchent-ils pas à obtenir l'appui français ? Que peuvent s'être dit Schleicher et François-Poncet ? L'ambassadeur du Reich à Paris ne signale-t-il pas précisément que le 9 mai, Louis Barthou, ministre des Affaires étrangères, a fait devant la commission des Affaires étrangères de la Chambre des « déclarations sensationnelles concernant la situation intérieure de l'Allemagne » ? Qu'espèrent donc les Français ? Qui les renseigne ? Schleicher est-il leur homme ?
LES PREMIERES LISTES
Himmler et Heydrich utilisent, interprètent tous les détails dans le sens de leur thèse : Rœhm et les S.A. menacent le pouvoir du Reich, mais peu à peu autour de ce premier noyau viennent s'agglomérer d'autres périls qui s'incarnent en quelques noms : les conseillers de Papen, Jung, Bose, les généraux Schleicher, Bredow. C'est un étrange amalgame que constituent les maîtres de la Gestapo et de l'Ordre noir. Chacun d'eux mais aussi Gœring complice, ajoutent de nouveaux noms à la liste, qu'ils soient ceux de personnalités catholiques, comme le docteur Klausener, d'un témoin gênant ou d'un Gruppenführer S.A.
Car il s'agit bien de listes. Ce sont les hommes de confiance de Heydrich et de Himmler qui les dressent. L'un d'eux a une fonction toute nouvelle dans le IIIeme Reich : il est le commandant du camp de concentration de Dachau, l'un de ces K.Z. appelés à une si grande extension et dont le Reichsführer S.S. a eu l'idée. Theodore Eicke est Oberführer S.S. : devant lui, les prisonniers politiques de Dachau se tiennent au garde-à-vous, le calot à la main, dans une discipline toute militaire. Ce sont surtout des communistes et des opposants de gauche. Mais quand Heydrich convoque Theodore Eicke et lui demande de préparer ses S.S. à une action éclair — éventuelle — contre les S.A., l'Oberführer ne pose aucune question : il met le plan de Heydrich à exécution. Avec les agents du S.D. il dresse des listes. Ces papiers funèbres circulent entre la Gestapo et le bureau de Gœring : on ajoute ou l'on barre suivant ses sympathies et ses craintes. Gœring efface le nom de Rudolf Diels, l'ancien chef de la Gestapo que Himmler ou Heydrich avait placé sur l'une des listes. Best essaie de protéger l'Obergruppenführer Schneidhuber, mais Best n'est qu'un agent du S.D. et il n'a pas l'autorité de Gœring, Schneidhuber reste sur la liste. Que faire de ces listes ? Heydrich a convaincu Himmler qu'il n'y a qu'une solution : la liquidation de Rœhm, de sa clique, des opposants. Puis Heydrich gagne ceux dont il a besoin à sa solution définitive : Gœring qui a déjà choisi l'alliance avec les hommes des S.S. et de la Gestapo ; le général von Reichenau : l'officier, chef du Ministeramt, se rend de plus en plus souvent au siège de la Gestapo, Prinz-Albrecht-Strasse. A son poste clé, von Reichenau peut beaucoup, il lui est facile de mettre à la disposition des S.S. des armes, des moyens de transport, des casernes. Et les rapports de l'Abwehr qui arrivent sur le bureau du Chancelier « peuvent » aussi confirmer ceux du S.D. et de la Gestapo. Car le plan de Heydrich séduit Reichenau : si l'action contre les S.A. se déchaîne, ce sont les S.S. qui agiront. Les hommes de la Reichswehr se contenteront d'aider discrètement et de tirer les bénéfices de l'opération. Or, les S.A. liquidés, la Reichswehr ne serait-elle pas la seule force réelle du IIIeme Reich et Hitler ne devrait-il pas accepter les vœux de l'Offizierskorps ?