LE CHOIX DE LA REICHSWEHR
Le 16 mai, la petite ville de Bad Nauheim est encombrée par les véhicules officiels. C'est là, au milieu des prairies et des forêts de la Wetterau, dans cette ville protégée des coups de vent froid par le Vogelsberg, que les officiers supérieurs de la Bendlerstrasse et les inspecteurs de la Reichswehr ont décidé de se réunir. Le général von Fritsch, chef de la Heeresleitung, préside avec son autorité impassible d'officier du grand Etat-major. Pour participer à la discussion sont rassemblés ce jour-là autour de von Fritsch tout ce qui compte dans la Reichswehr : une décision prise ici, à Bad Nauheim, deviendra la décision de tout l'Offizierskorps. Blomberg et Beichenau sont présents. Le général Fritsch, immédiatement, aborde le thème central de la discussion : qui la Reichswehr veut-elle voir succéder au Feldmarschall Hindenburg ? Les officiers supérieurs lancent plusieurs noms qui circulent depuis longtemps : Ritter von Epp, ou le Kronprinz ? Reichenau puis Blomberg vont alors intervenir. L'un et l'autre sont des partisans de Hitler. Reichenau met l'accent sur les dangers que représentent les S.A., or, dit-il, Hitler accepterait de débarrasser l'Allemagne de la Sturmabteilung en échange de la présidence. Blomberg est encore plus net : sur le croiseur Deutschland, un pacte a été conclu : les S.A. contre la présidence. Dès lors, la discussion est sans objet car l'accord de tous est acquis : les officiers supérieurs, puisqu'on ne menace pas directement la Reichswehr, cœur et âme du Reich, sont prêts à se rallier à Hitler.
Quand dans l'air doux de ce mois de mai, les voitures portant fanion du général Blomberg, du général Fritsch, du général Reichenau, quittent Bad Nauheim par la petite route pour rejoindre Francfort, une étape importante vient d'être franchie. Aucun des curistes qui, sur les allées, regardent passer les voitures n'a conscience qu'une nouvelle fois la Reichswehr vient de décider pour l'Allemagne.
Le 25 mai, von Fritsch fait publier, à l'usage de tous les membres de la Reichswehr une nouvelle version des Devoirs du Soldat allemand. C'est le bréviaire de l'armée, son code de l'honneur, que les jeunes conscrits doivent jurer de respecter.
« Le service militaire est un service d'honneur envers le Volk allemand », dit le nouveau texte en lieu et place de l'affirmation que la Reichswehr servait l'Etat Volk : après les aigles et les croix gammées qu'arborent les soldats, c'est une nouvelle référence aux thèmes nazis qui est introduite dans la Reichswehr. La réunion de Bad Nauheim n'a mis que quelques jours à porter ses fruits.
A peu près à la même époque, toujours à la fin de ce mois de mai 1934, à l'occasion de rencontres discrètes, de promenades dans la campagne berlinoise, de dîners entre intimes, deux hommes de premier plan sont avertis d'avoir à être très prudents. Ce sont les deux anciens chanceliers Brüning et le général Schleicher. Les informateurs disent tenir leurs renseignements de l'entourage de Gœring. Certains laissent entendre que Gœring lui-même ne serait pas étranger à ces fuites. De façon imprécise, mais néanmoins formelle, on leur révèle ainsi l'existence de listes prêtes pour une « purge » dont on ne sait trop quelle forme elle prendra. Et leurs noms figurent parmi les victimes éventuelles. Il leur faudrait quitter Berlin. Brüning qui a su voir ce qu'était le nazisme n'hésite pas. Il réussit facilement — sous un déguisement — à gagner l'étranger. Le général Schleicher hausse les épaules. Des camarades insistent : il consent à prendre quelques vacances au bord du lac de Starnberg, mais il n'est pas question qu'un officier de la Reichswehr abandonne son pays. D'ailleurs il ne croit pas à la gravité de la menace. Il a toujours confiance dans son habileté et dans la protection que lui assurerait sa qualité de général de la Reichswehr. Il ne semble pas comprendre que celle-ci n'a qu'une seule obsession : se débarrasser de la menace S.A.
L'attaché militaire français en est, lui, persuadé. Par nécessité, il entretient des relations amicales avec des officiers allemands. Il rencontre l'un d'eux à la Bendlerstrasse et celui-ci, au terme d'une longue conversation, lui déclare : « Voyez-vous, je suis intimement convaincu qu'un conflit sanglant est inévitable et peut-être nécessaire entre l'armée allemande et les S.A. » Le général français s'étonne et l'officier allemand ajoute alors : « Ce qui ne pourra être imposé à ces derniers par le seul moyen de la persuasion devra l'être sans doute par la force. »
Or, Hitler, par les rapports de Heydrich, apprend que la S.A. se procurerait des armes — des mitrailleuses notamment — à l'étranger. Le Führer est sceptique. Mais Heydrich et Himmler insistent : ils ont un homme dans la place. Le Gruppenführer S.S. Friedrich Wilhelm Krüger qui est en fonction à la S.A. Ce Krüger est lui aussi un ancien de l'Ecole des Cadets.
Il a quitté l'armée en 1920 mais il est entré aux S.S. en 1931. A la S.A. il est chargé de questions d'instruction des jeunes recrues, façon pour la Reichswehr d'assurer, malgré le traité de Versailles, une préparation militaire d'ampleur nationale. Krüger fait donc la liaison entre la Reichswehr et la S.A. : très vite il est plus militaire que les militaires, dénigrant la S.A., affirmant que « l'Etat-major S.A. à Munich est une porcherie » ou bien « qu'il faut nettoyer les écuries ». Il joue aussi le rôle d'espion de Himmler et son but est sans doute pour le compte du Reichsführer S.S., d'envenimer les relations des S.A. avec la Reichswehr. Dans ses rapports, que Heydrich montre au Führer, il est question de dépôts d'armes S.A. à Berlin, à Munich, en Silésie. Hitler est toujours sceptique. Alors Heydrich donne des détails : les armes proviennent de Liège et sont déclarées comme fret pour l'Arabie. Le chef du S.D. est d'autant mieux renseigné que la S.A., si elle achète les armes, le fait souvent pour le compte de la... Reichswehr avec l'argent et les moyens du service de renseignement de l'armée, l'Abwehr. Provocations, pièges, habiletés, fausses informations : il faut perdre la S.A. et décider Hitler à agir. Une opération est montée. Un agent, habillé en civil, sur le quai de la gare marchande de Berlin, renverse une caisse qui tombe et se brise : tout le monde peut apercevoir des mitrailleuses démontées. La caisse était destinée au chef S.A. Ernst. Autre révélation : le commandant de la région militaire de Stettin, le général von Bock, a saisi — lui aussi et par hasard — une de ces livraisons composées de fusils et de mitrailleuses belges. Sur le bureau de Hitler les rapports du S.D. et de l'Abwehr convergent. Les preuves sont là, irréfutables.