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Le Chancelier, alors qu'il attend sur la terrasse de l'hôtel Dreesen qu'arrive Lutze, qu'arrivent les nouvelles de Berlin, qu'arrive dans la nuit du 29 juin 1934 le moment où il faudra faire le geste du destin, le Chancelier ne peut que penser à tous ces hommes en uniforme, et dont la règle est l'obéissance jusqu'à la mort à sa personne. Il ne peut que penser à ces S.A., dont Rœhm dans le dernier grand discours qu'il prononce le 18 avril 1934, à Berlin devant la presse étrangère, a dit qu'ils avaient été  « non pas une bande de conjurés intrépides mais une armée de croyants et de martyrs, d'agitateurs et de soldats ». Les « soldats politiques » d'Adolf Hitler. « Le Führer nous a donné, disait Rœhm, le drapeau rouge à croix gammée, symbole nouveau de l'avenir allemand, il a donné la chemise brune que revêt le S.A. dans le combat, les honneurs et dans la mort. Par l'éclat de la couleur, la chemise brune distingue pour tous le S.A. de la masse. C'est dans ce fait qu'elle trouve sa justification: elle est le signe distinctif du S.A. Elle permet à l'ami comme à l'ennemi de reconnaître au premier coup d'œil celui qui croit à la conception du monde national-socialiste ».

Ce soir, les S.A., ces « soldats politiques » qui, comme le dit Rœhm, « ont ouvert à coups de poing à l'idée nationale-socialiste la voie de l'avenir, la voie qui mène à la victoire », ces hommes, leur sort est en question et il se joue sur cette terrasse de l'hôtel Dreesen qui domine le Rhin.

Mais il faut jouer à coup sûr. Rœhm l'a dit et répété, « les S.A. ne sont pas une institution de moralité pour l'éducation de jeunes filles, mais une association de rudes combattants ».

Le Chancelier, alors que passent les heures qui le rapprochent du choix, peut se souvenir de ce petit service d'ordre né à l'initiative de Ernst Rœhm, l'officier expérimenté, le 3 août 1921, quand il avait fallu avec les premiers S.A. défendre les réunions du Parti et empêcher les adversaires de tenir les leurs. Section d'Assaut recrutée parmi les durs, les anciens des Freikorps, venus de la brigade de marine du capitaine Ehrhardt et de von Löwenfeld, du Corps des Chasseurs du général Maerker ou de, l'organisation Escherich. Avant d'être les S.A., ils avaient été les combattants de ces nouvelles « grandes compagnies » qui menaient dans les landes des bords de la Baltique, face aux Polonais ou dans les villes, contre les marins et les ouvriers en révolution, des combats incertains, à demi clandestins, avec ces mitrailleuses lourdes que l'armée fournissait, avec cet armement et cet uniforme de hasard qui donnaient à ces troupes aguerries, faites d'anciens combattants de moins de trente ans, l'allure de bandes d'aventuriers maigres et nerveux, de réprouvés se déplaçant dans les brouillards du Nord, et dans l'Allemagne en anarchie comme dans un empire à conquérir.

Le premier chef des S.A., le lieutenant de vaisseau H. Klintzsch était d'ailleurs un ancien de la « brigade Ehrhardt ». Von Killinger, meurtrier du signataire de l'armistice, Erzberger, Heines qui abattit le ministre Rathenau vinrent aux S.A. Puis était arrivé, en mars 1923, Hermann Gœring, l'as de la chasse allemande, au visage d'une éblouissante beauté que la drogue et l'embonpoint n'avaient pas encore affaissé. Et quand dans les rues froides et grises de Munich, le 9 novembre 1923, le premier putsch nazi se produit, les S.A. sont là, derrière leurs chefs. Interdits, après l'échec du putsch, comme le Parti, les S.A. sont reconstituées par Rœhm, toujours prêt à construire une troupe de combattants : ils deviennent le Frontbanner puis à nouveau les S.A. en 1925 : neuf ans seulement et pourtant tout a changé.

1925 : Ce temps proche et lointain où le Parti national-socialiste paraissait se déchirer : Goebbels demandait l'exclusion du Parti du «  petit-bourgeois Hitler », Gregor Strasser qui avait permis au Parti de gagner le Nord de l'Allemagne, parlait du socialisme, de bolchevisme national et s'éloignait de la prudence de Hitler, décidé à s'appuyer sur les forces conservatrices. Et puis il y avait Rœhm qui voulait subordonner le Parti aux S.A., transformer le Parti en un nouveau corps franc, Rœhm, militaire d'abord et toujours. Hitler avait choisi et Rœhm, déçu et discipliné, soldat et aventurier, avait quitté l'Allemagne pour devenir organisateur et instructeur de l'armée bolivienne.

Les S.S. avait alors commencé leur croissance : groupe de choc au service exclusif de Hitler, garde personnelle à la fidélité et à la discipline absolues et qui, le 6 janvier 1929, reçoivent pour chef un homme au visage inexpressif, aux yeux dissimulés derrière des lunettes cerclées de fer : Heinrich Himmler. « Jamais je n'ai pu accrocher son regard toujours fuyant et clignant derrière son pince-nez », disait de lui Alfred Rosenberg.

Mais ce fils de bourgeois, ce catholique devenu Reichführer S.S. réussit à construire un ordre, l'Ordre noir, qui, pas à pas, mêlant le mysticisme fanatique à la terreur, va accroître sa puissance.

Pourtant, en 1931, le Führer avait dû rappeler Rœhm pour organiser la Sturmabteilung, qui grossissait au rythme même des succès électoraux nazis : 100 000 hommes vers 1930, 300 000 vers 1933, 2 500 000 à 3 000 000 en 1934, aujourd'hui.

Maintenant ils sont partout, ils sont l'armée privée du Führer, l'armée qui a ses unités motorisées, ses escadrilles d'avions. L'organisation en Gruppen, Standarten, Sturme est efficace, elle enserre le pays dans les mailles de la violence et de la terreur.

Pas de place dans les rues, dans les salles de réunion pour les adversaires des nazis: tel est le mot d'ordre des S.A. Déjà, quelques mois à peine après leur fondation, le 4 novembre 1921, ils étaient intervenus au Hofbräuhaus.

Adolf Hitler lui-même a raconté dans Mein Kampf cette réunion qui vit naître l'action des S.A. « Quand je pénétrai, à 8 heures moins un quart, dans le vestibule du Hofbräuhaus l'intention de sabotage ne pouvait plus faire de doute... La salle était archipleine... La petite Section d'Assaut m'attendait dans le vestibule. Je fis fermer les portes de la grande salle et je dis à nos quarante-cinq ou quarante-six hommes de se mettre au garde-à-vous. Je déclarai alors à mes gars que c'était la première fois qu'ils devaient prouver leur fidélité au mouvement, quoi qu'il arrive aucun de nous ne devait quitter la salle. Un Heil proféré trois fois d'un ton plus âpre et plus rauque que d'habitude répondit à mes paroles ». Hitler parle puis sur un mot la bagarre éclate.

« La danse n'avait pas encore commencé, continue-t-il, que mes hommes de la Section d'Assaut — qui s'appelèrent ainsi depuis ce jour-là — se lancèrent à l'attaque. Comme des loups ils se jetèrent sur leurs adversaires par meutes de huit à dix et commencèrent en effet à les chasser de la salle en les rouant de coups. Cinq minutes après, tous étaient couverts de sang. C'étaient des hommes ! J'ai appris à les connaître en cette occasion : à leur tête mon brave Maurice ; mon secrétaire particulier Hess, bien d'autres qui grièvement atteints attaquaient toujours tant qu'ils pouvaient se tenir debout » Tel fut selon le Führer, l'acte de baptême des S.A.