Himmler et Gœring entourent le Führer. Le groupe des trois hommes s'arrête et à distance, respectant l'intervalle, les autres personnalités s'immobilisent. « Himmler a tiré de sa manche une longue liste chiffonnée, remarque Gisevius. Hitler en prend connaissance tandis que les deux hommes ne cessent de lui parler à l'oreille. On voit Hitler suivre sa lecture du doigt, s'arrêter de temps à autre un peu plus longuement sur un nom... Tout à coup, continue Gisevius, Hitler rejette la tête en arrière d'un geste de si profonde émotion, pour ne pas dire de révolte que tous les assistants le remarquent. Nous nous regardons d'un air significatif Nebe et moi. Nous avons eu la même pensée, ils viennent de lui signaler le « suicide » de Strasser. »
Toute la scène est violente, symbolique comme un finale de tragédie ou d'opéra avec, rappelle Gisevius, ce « crépuscule rouge sombre à la Wagner ». Et ne manque même pas, alors que s'éloignent les personnalités vers les voitures, un cri isolé parti du haut d'un hangar où se sont agglutinés des ouvriers qui observent l'arrivée du Führer, le cri inattendu, résonnant dans le silence « Bravo ! Adolf ». Il retentit une autre fois, « Bravo ! Adolf », salut populaire et déplacé, un contrepoint comme dans un drame shakespearien, épisode presque bouffon comme pour rappeler à ces hommes puissants, vainqueurs, au terme de cette journée sanglante, le dérisoire et le provisoire de leur condition.
7
NUIT DU SAMEDI 30 JUIN 1934
DU DIMANCHE Ier JUILLET AU
LUNDI 2 JUILLET, VERS 4 HEURES DU MATIN
Les voitures officielles ont quitté Tempelhof et les unités des S.S. et de l'armée de l'air commencent à embarquer dans les camions. Des commandements brefs et gutturaux résonnent dans le silence du champ d'aviation déserté : le soleil à l'horizon a disparu et il ne reste plus qu'un embrasement rouge-gorge barré de traînées grises.
Gisevius, avant de retourner au ministère de l'Intérieur, dîne rapidement dans un petit restaurant de la Kurfurstendamm où se retrouvent des fonctionnaires des différents services. Là, discrètement assis à une table au fond de la salle, il remarque le colonel Hans Oster, l'un des chefs de l'Abwehr, déjà réticent à l'égard du nazisme. Gisevius s'installe face à Oster, puis les deux hommes, tout en dînant, échangent discrètement leurs informations et, écrit Gisevius : « Je me rends compte qu'on ignore encore au ministère de la Guerre la plupart des fusillades. » En fait si certains officiers sont restés en dehors des événements, Reichenau et Blomberg les ont préparés et favorisés. Mais naturellement, Oster est de ceux qu'on a tenu dans l'ignorance ; maintenant il s'indigne avec Gisevius des méthodes du Reichsführer Himmler et de Heydrich. Gisevius l'approuve et en se séparant les deux antinazis concluent : « Les gens de la Gestapo seront appelés à rendre des comptes pour avoir au vrai sens du mot dépassé la cible. »
Mais le règne de la Gestapo ne fait pourtant que commencer et pour Himmler et Heydrich la journée n'est qu'une étape cruciale de l'irrésistible ascension des forces qu'ils contrôlent. Les deux hommes, ce samedi dans la nuit, sont à la Chancellerie du Reich avec le Führer et Hermann Gœring. Heydrich est en retrait et au bout de quelques instants, il laissera Hitler seul avec les deux chefs nazis. Ils parlent d'abondance, ils font état des succès remportés ; ces hommes exécutés avant même d'avoir compris ce qui leur arrivait, ils les exhibent comme des preuves de leur détermination. Puis, Gœring, le premier, a parlé de Rœhm : Rœhm toujours vivant dans sa cellule de Stadelheim. L'hésitation du Führer les inquiète : ne va-t-il pas en tirer argument contre eux, se présenter comme l'arbitre aux mains pures et laisser le sang retomber seulement sur leurs têtes ? Il faut qu'ils l'entraînent à accomplir l'acte décisif qui, pour toujours, liera son destin aux leurs. Alors ils rappellent les responsabilités de Rœhm, ses mœurs dissolues, comment chaque jour éclatait un nouveau scandale ; la malle que le chef d'Etat-major avait oubliée dans l'escalier d'une maison de rendez-vous et tous les subterfuges qu'il avait fallu employer pour éviter que l'opinion internationale ne soit avertie de l'affaire. Il y a aussi l'armée qui réclame sa tête : hier, il était exclu par Blomberg de l'Offizierskorps, aujourd'hui que Schleicher a été abattu, comment la Reichswehr accepterait-elle que Rœhm survive ? Il ne saurait y avoir d'exception dans la justice. Le mot remplit la bouche de Gœring : au nom de la justice, Rœhm doit mourir. Hitler hésite encore et quand Gœring et Himmler quittent la Chancellerie du Reich, rien encore n'est décidé pour le chef d'Etat-major de la Sturmabteilung qui somnole péniblement dans la chaleur lourde de sa cellule.
LA PEUR
Il est entre 23 heures et minuit, ce samedi 30 juin 1934. A Lichterfelde, les exécutions sont suspendues : les habitants des résidences voisines de l'Ecole militaire des Cadets peuvent enfin cesser de vivre dans l'angoisse de ces salves ponctuées de commandements et de cris qui ont troué le silence de ce quartier éloigné toute la journée. Dans le centre de Berlin, les cafés se vident peu à peu : des familles tranquilles qui sont allées se promener jusqu'à la porte de Brandebourg redescendent Unter den Linden et passent devant le ministère de l'Intérieur du Reich. Tout paraît calme dans le grand bâtiment. Et pourtant de hauts fonctionnaires y ont peur. Daluege, chef de la police prussienne, général, converse avec Gisevius et Grauert : ils font le bilan des événements de la journée, établissant un rapport Puis Daluege annonce que, compte tenu de la situation, il va faire dresser un lit de camp dans son bureau pour y passer la nuit Gisevius décide alors de faire de même et de choisir un bureau appartenant à un collègue absent : qui aura l'idée de le trouver au ministère et derrière une porte qui arbore un nom différent ? Avant de s'installer, il bavarde avec l'aide de camp de Daluege : « Je lui fais entendre, raconte-t-il, quelle belle preuve de zèle montre notre chef en passant la nuit dans son bureau. " Quoi ? me réplique ce loyal aide de camp, du zèle ? du zèle ? " Il devient soudain rouge à éclater et sa voix tremble. " Il a la trouille, il a la trouille, c'est pour ça qu'il ne rentre pas chez lui. "
Dans toutes les villes du Reich, des hommes sont ainsi saisis par la peur : dans les cellules de Stadelheim, de Lichterfelde, du Colombus Haus ou dans les caves de la Prinz-Albrecht-Strasse, ils guettent le pas des S.S. qui peuvent d'un instant à l'autre venir les abattre ou les conduire devant le peloton d'exécution. Ils écoutent la nuit pour y repérer le pas des soldats qui se rangent en file et le bruit des fusils qu'on arme. Ils ont peur et leur terreur est encore plus grande de ne rien savoir de leur sort et des raisons qui font qu'ils sont là, soumis au bon vouloir d'une institution et d'un régime qu'ils connaissent comme impitoyables. Car ils étaient ce régime, et leur désarroi d'avoir été frappés par lui ajoute à leur peur. Dans des appartements étrangers dans des vêtements d'emprunt, sous des identités de circonstance d'autres hommes tentent dans l'angoisse de fuir les tueurs ; des blessés, échappés miraculeusement aux recherches, marchent courbés dans les bois qui entourent Berlin, la peur et la douleur déformant leurs traits. Et d'autres hommes qu'apparemment rien ne menace puisqu'ils sont du côté des tueurs, avec eux, ont peur aussi parce qu'ils éprouvent que l'arbitraire règne souverainement sur le Reich, et qu'ils peuvent être demain, tout à l'heure, dans ce dimanche 1er juillet qui commence, les prochaines victimes désignées.
La peur, la terreur, l'angoisse sont ainsi pour des milliers d'hommes, la marque de cette courte nuit. Et à 7 heures du matin, le dimanche, alors que la lumière claire et joyeuse inonde l'Allemagne, la voix métallique et exaltée de Joseph Goebbels entre dans les foyers, porteuse d'insultes, de menaces et de mort. Goebbels, à la radio, raconte la Nuit des longs couteaux et accable les victimes, ses anciens camarades.