Mais il sera plus difficile de se débarrasser des S.S. que des S.A. D'ailleurs, en ce dimanche 1er juillet, il n'est encore question que d'en finir avec Rœhm et les siens. La radio annonce que le Gruppenführer von Obernitz, chef de la S.A. de Franconie, ordonne :
1) que sur les poignards d'honneur le nom de Rœhm soit limé ;
2) que partout les portraits de Rœhm soient retirés ;
3) que le Ernst-Rœhm Haus soit rebaptisé et porte désormais le nom de Service administratif du groupe S.A. de Franconie.
Dans les maisons d'édition des livres du Parti, déjà la décision est prise, les photos de Rœhm, son souvenir même, doivent disparaître. Quant aux S.A., il leur est répété qu'ils sont en congé : « Le congé, dit un communiqué, accordé à tous les S.A., sera sur l'ordre du chef d'Etat-major Lutze respecté intégralement afin que les membres de la S.A. après un an et demi de service rigoureux aient enfin l'occasion de se reposer et de vivre de nouveau au sein de leur famille. » La mort de Rœhm signifie en fait la fin de la Sturmabteilung en tant que force autonome. Et la mort de Rœhm signifie aussi dans cette nuit du dimanche 1er juillet au lundi 2 juillet la mort d'un certain nombre de S.A. jusque-là épargnés ou même, un temps, graciés par le Führer et qu'on vient chercher dans les cellules de l'école de Lichterfelde ou dans celles du Colombus Haus.
Les S.S., baïonnette au canon, accompagnent les condamnés jusqu'au mur puis c'est le bref commandement « Le Führer l'exige. En joue. Feu ! » Parfois ceux de Colombus Haus sont conduits en voiture jusqu'à Lichterfelde et exécutés, là-bas, dans la cour de l'Ecole des cadets. C'est le sort qui est promis au Gruppenführer S.A. Karl Schreyer. Mais au moment de l'emmener à Lichterfelde on se rend compte que la voiture n'est pas encore arrivée. Quand enfin Schreyer va être poussé dans la voiture, une grosse Mercedes noire surgit à toute vitesse et freine devant Colombus Haus. Il est autour de 4 heures du matin, le lundi 2 juillet 1934. Le Standartenführer qui bondit de la voiture en criant « Halte ! halte » annonce que le Führer vient d'ordonner la fin des exécutions. Peut-être Hitler a-t-il jugé que le nombre des victimes — au moins une centaine, mais qui peut réellement affirmer qu'elles ne sont pas un millier ? — suffisait et qu'il devait pour garder tout son prestige aux yeux des survivants jouer au modérateur, juste et magnanime. Peut-être aussi a-t-il craint une réaction du vieux maréchal Hindenburg.
Certes, le Reichspräsident est complètement isolé à Neudeck dans sa vaste propriété, et pour plus de précautions des S.S. ont pris position au milieu des arbres du parc, contrôlant les visiteurs. D'ailleurs, le chambellan, le comte Schulenburg, fait respecter scrupuleusement la consigne : quand un ami de Hindenburg, le comte d'Oldenburg-Januschau, un Junker voisin alerté par Papen, demande à voir le Président du Reich, pour l'avertir de ce qui se passe à Berlin, il est éloigné : Hindenburg serait malade et ne pourrait recevoir de visites. Pourtant Hitler ne veut pas prendre de risques et puisque la S.A. est brisée, ses chefs décimés, et de vieux adversaires liquidés, pourquoi poursuivre ? Quelques tracts signés de S.A. révolutionnaires sont sans doute distribués à Berlin dans la nuit du 1er au 2 juillet, mais leur appel « camarades S.A., ne vous laissez pas désarmer, cachez vos armes, ne devenez jamais les bourreaux de la classe ouvrière » n'entraîne personne. Tout est calme, plié, soumis. La population, les élites, l'armée, le Parti, applaudissent.
Le Reich ignore, approuve ou se tait. Et puisque les principales victimes ont été exécutées, la clémence est possible. Elle intervient ce lundi 2 juillet à 4 heures.
Quarante-huit heures plus tôt Rœhm, Spreti, Heines et son jeune S.A. reposaient dans les petites chambres de la pension Hanselbauer. Schleicher, Bredow, Schmidt Kahr, dormaient ou travaillaient chez eux, paisiblement. Tant d'autres comme eux, innocents ou coupables de nombreux forfaits, qui allaient être abattus sans jamais être jugés au cours de ces quarante-huit heures d'un bel été et qui ne sont qu'une longue nuit, la Nuit des longs couteaux.
Épilogue
« CETTE FOIS, NOUS ALLONS LEUR RÉGLER LEUR COMPTE »
(Hitler, nuit du 20 au 21 juillet 1944)
« UN ENORME TRAVAIL. »
Le lundi 2 juillet 1934 vers 8 heures du matin, un motocycliste du ministère de l'Intérieur de Bavière, s'arrêtait devant un logement bourgeois de la banlieue de Munich et remettait un pli à l'une des locataires. Il s'agissait d'un long télégramme en provenance du siège de la Gestapo à Berlin et son auteur, un membre du S.D., avait participé à toutes les actions — arrestations, exécutions — de ces dernières quarante-huit heures. L'épouse put en lire le texte à ses enfants :
« Ma chérie, nous avons eu un énorme travail par suite de la mutinerie Rœhm. Nous avons travaillé jusqu'à 3 et 4 heures du matin et après cela toutes les dix minutes des coups de téléphone. On est fatigué à tomber raide et pourtant on est comme libéré d'un cauchemar. Je vous embrasse.
Votre Papa »
Sans doute, l'agent de la Gestapo dormait-il à l'heure où sa famille était informée de ses activités, heureuse de savoir qu'il était sain et sauf après le devoir accompli, et lui, heureux de pouvoir enfin se reposer. La mauvaise conscience n'est pas répandue chez les nazis.
La fatigue, ce lundi matin, écrase tous ceux qui ont vécu intensément la Nuit des longs couteaux. Il leur faut recommencer à vivre comme si rien ne s'était passé et pourtant ils savent : les épouses des victimes sont là, à hanter les ministères, à réclamer des nouvelles de leurs maris, parfois à demander qu'on leur donne au moins le corps pour lui procurer une sépulture décente. Mais, le plus souvent, on les renvoie, on les bouscule : elles ne doivent pas exister puisque les morts eux-mêmes, à l'exception de la dizaine dont les journaux ont parlé n'existent pas ou existent seulement dans l'imagination de la presse étrangère ou des organisations d'émigrés qui lancent au peuple allemand des appels qu'il ne peut et ne veut pas entendre. Le parti social-démocrate en exil déclare ainsi dans un manifeste :
« La bande de criminels qui s'est jetée sur l'Allemagne sombre dans la boue et dans le sang. Hitler lui-même accuse ses collaborateurs les plus intimes, les mêmes hommes qui l'ont porté au pouvoir, des dépravations morales les plus éhontées... Mais c'est lui qui a fait appel à eux pour la terreur, pour l'assassinat... Il a toléré et approuvé leurs atrocités, il les a nommés ses camarades... Aujourd'hui, il laisse assassiner ses complices non point à cause de leurs crimes, mais pour se sauver lui-même... Cent mille satrapes en chemise brune se sont rués comme une nuée de sauterelles sur le Reich... »
Ce texte, les citoyens du Reich l'ignorent. En ce lundi matin 2 juillet, comme à l'habitude, ils vont à leur travail dans la discipline. Les bouches de métro déversent sur la Wilhelmstrasse ou Unter den Linden les employés des ministères ; les équipes de jour de Krupp pénètrent au son de la sirène dans les hangars : tout continue comme si rien d'exceptionnel ne s'était déroulé entre le samedi 30 juin 4 heures et l'aube de ce lundi où les activités reprennent. Dans le métro de Berlin, dans les rues de Munich, à Francfort les Allemands lisent seulement dans leurs journaux les communiqués officiels annonçant par exemple que « le traître Rœhm renonçant à tirer lui-même les conséquences de ses actes a été exécuté. La Kreuz-Zeitung écrit qu'il « ne nous sera jamais possible de nous acquitter entièrement de notre dette de reconnaissance envers le Führer ». Et tous les journaux, avec quelques nuances parfois, imperceptibles à la plupart de leurs lecteurs, approuvent la répression. La Gazette de Francfort, la plus réservée pourtant, écrit : « Chaque Allemand ressent intimement qu'à la sévérité sans précédent du châtiment doit correspondre un crime sans précédent ».