La vie continue donc : rien ne s'est passé, les crimes ne doivent pas laisser de traces. Gisevius se « retrouve le lundi matin complètement épuisé, dans son bureau du ministère ». On lui apporte un message qui est parvenu par erreur au ministère du Reich. Il lit :
« Le ministre-président de Prusse et chef de la police secrète d'Etat à toutes les autorités policières. Par ordre supérieur, tous les documents relatifs à l'action des deux jours précédents doivent être brûlés. Rendre compte immédiatement après exécution. »
— Devons-nous également brûler nos radiogrammes ? demande le planton, un brigadier de police, à Gisevius.
Il présente tout un paquet de petites fiches blanches où sont notés les appels, les informations parvenues de tous les points d'Allemagne. Heure par heure, les traces des événements ont ainsi été relevées.
— Bien entendu, il faut les détruire tout de suite, réplique Gisevius.
« Un peu rudement, explique-t-il, je lui arrache le paquet. Il n'a pas franchi la porte que j'enferme la liasse dans le tiroir de mon coffre-fort ».
Ainsi il y aura quelques traces et Gisevius, pour l'histoire, témoignera. Mais les Allemands ignorent cela. Et souvent ils refusent de voir alors même que la vérité perce parce qu'un collègue disparu ou un voisin — Tschirschky par exemple — reparaît, la tête rasée ; que l'épouse de Bose, mère de deux jeunes enfants, a une crise nerveuse en apprenant que son mari est mort et qu'on lui donne simplement une urne contenant quelques cendres : un corps même mort parle et dit comment il a succombé. Les cendres sont muettes. On peut, si les familles insistent et si elles ont des appuis, remettre aux proches ces petites urnes grises. Celle de la veuve de l'Oberführer Hoffmann porte le n° 262 et celle contenant les cendres de Gregor Strasser est marquée du n° 16.
« VOUS AVEZ SAUVE LE PEUPLE ALLEMAND. »
Mais le conformisme et la terreur pèsent sur l'Allemagne et personne ne veut savoir. Les prisonniers eux-mêmes se taisent, portant l'effroi sur leur visage, et quand ils parlent, c'est pour louer la Gestapo, ses prisons, ses méthodes, le Führer juste et magnanime. Les proches du Reichspräsident Hindenburg eux-mêmes ont peur : le fils du secrétaire général Meissner, volontaire S.S., a été, au cours des événements placé délibérément par ses chefs dans une unité chargée de la répression. Le fils de Hindenburg a été soumis à des pressions. Et, ce lundi 2 juillet, la presse rend public un télégramme qui est daté de Neudeck et signé du maréchal Hindenburg :
« Au Chancelier du Reich, le Führer Adolf Hitler,
D'après les rapports qui m'ont été présentés, il apparaît que grâce à la fermeté de votre décision et grâce au courage dont vous avez fait preuve, payant de votre personne, les tentatives de haute trahison ont été étouffées. Vous avez sauvé le peuple allemand d'un grave danger. Je dois vous en exprimer mes profonds remerciements et toute ma reconnaissance.
Le Président du Reich, Maréchal Hindenburg »
La plus haute autorité du Reich, le plus grand des militaires vivants, ce vieillard de 87 ans, symbole de toute la tradition germanique, approuve donc toutes les violations du droit, les assassinats, les exactions commises dans la longue nuit, et Hitler se voit sacré sauveur du peuple allemand. Le même jour, Hindenburg remercie aussi Hermann Goering :
« Je vous exprime, écrit-il, ma gratitude et ma reconnaissance pour votre action énergique et couronnée de succès, lors de l'écrasement de la tentative de haute trahison. Avec mes salutations de camarade.
Von Hindenburg »
Peut-être ces messages n'ont-ils pas été rédigés par Hindenburg lui-même. Plus tard, en 1945, alors que sont réunis Papen, Gœring et le maréchal Keitel dans une cellule de Nuremberg, durant le procès fait par les Alliés aux criminels de guerre, Papen veut en avoir le cœur net : « Quand je demandai à Gœring, raconte-t-il, si à son avis, Hindenburg avait vu le télégramme de félicitations envoyé en son nom à Hitler, il cita une boutade de Meissner, secrétaire d'Etat à la présidence. A plusieurs reprises, Meissner parlant de ce télégramme, s'était enquis, avec un sourire entendu : « A propos, Monsieur le Premier ministre, étiez-vous satisfait de la teneur du message?"»
Mais ce qui compte, ce 2 juillet 1934, c'est que, par ce message, le lien soit établi entre le vieux maréchal, le général Gœring et l'homme de main que celui-ci a dirigé. De Hindenburg à l'Hauptsturmführer Gildisch qui tire dans le dos d'hommes sans défense, la chaîne de la complicité est tendue et c'est la conscience des Allemands qui, ce lundi matin, vaquent tranquillement à leurs habituelles occupations, la conscience d'un peuple qu'elle emprisonne dans le nazisme. Ainsi la journée du lundi 2 juillet apporte-t-elle de nouveaux succès au Führer : la voie vers la présidence du Reich est ouverte, royale, il n'y a plus qu'à attendre la mort du vieil Hindenburg.
« ALLEMANDS, PAVOISEZ ! »
Et la vie continue. Les bureaux sont pleins d'employés qui ont bronzé le samedi après-midi et le dimanche sur les rives du Havel ou du Tegelsee ou de l'un quelconque de ces lacs aux eaux froides qui entourent Berlin. Ils retrouvent leurs collègues, leurs sièges, leurs papiers et parfois un huissier leur murmure — comme au ministère des Transports ou à la vice-chancellerie — que deux ou trois personnes ne reviendront pas, qu'elles ont disparu, samedi. Personne ne pose de questions. La machine a recommencé à tourner sans à-coups. Comme l'écrit Gisevius : « Le 2 juillet, la loi et la bureaucratie reprennent leurs droits ; du jour au lendemain tout doit suivre à nouveau sa marche régulière. Des gens appliqués essayent de faire cadrer avec les règlements et les prescriptions légales, même ce qui s'est passé la veille ».
Les parades aussi ont recommencé. A Essen, à partir de 19 heures, la police fait circuler ou enlever les voitures en stationnement. Des véhicules de la municipalité et du Parti, avec des S.S. sur les marchepieds, et un haut-parleur sur le toit, parcourent lentement les rues de la ville toujours recouverte du brouillard gris que le soleil de juillet irise. Il fait très lourd comme si un gros orage allait éclater mais ce n'est que la chape des fumées industrielles, des poussières en suspension qui écrase la ville, alourdit l'atmosphère. Inlassablement, les haut-parleurs répètent la proclamation à la population.
« Habitants d'Essen, Allemands du IIIeme Reich, la ville d’Essen célébrera la victoire sur le soulèvement criminel, la haute trahison et la réaction en décorant d'une manière massive la ville avec des drapeaux. C'est pourquoi : pavoisez ! »
L'injonction n'admet pas de réplique et peu après le passage des voitures, des équipes distribuent des drapeaux à croix gammée qui bientôt vont pendre, immenses, le long des façades. A 20 h 45, les sirènes retentissent : il fait encore jour et l'on distingue les couleurs des uniformes, le rouge des brassards. Les unités de S.A. se sont regroupées sur les différentes places de la ville et la S.A.-Standarte 219 est même rassemblée sur le terrain de sports en direction de la Kopfstadtplatz. Mais la gloire revient aux S.S. et à l'organisation du Parti qui sont réunis sur l'Adolf-Hitler Platz. Et la foule aussi est là, innombrable, disciplinée, moins vive qu'à Berlin, plus passive : mais elle est présente, employés des firmes métallurgiques, ouvriers, femmes, enfants se pressant derrière les S.S. et les S.A. A 20 h 45 précises, le Gauleiter Terboven monte à la tribune dressée sur l'Adolf-Hitler Platz. Terboven grave, les mâchoires serrées, fier, hautain, transformé depuis que le Führer a assisté à ses noces, précisément quelques heures avant de réduire dans sa poigne de fer les traîtres. Maintenant il parle et son discours est retransmis sur les cinq places d'Essen de la Kopfstadtplatz à la Pferdemarktplatz et l'on entend les applaudissements de la foule qui viennent parfois à contretemps.