« La fidélité est quelque chose de fondamental, déclare Terboven, l'abcès a été vidé, il existe des éléments corrompus comme il en existe partout. Mais ce qui compte, c'est de savoir comment on réagit contre la gangrène ».
La foule de temps à autre interrompt Terboven pour applaudir et quand il lance le Sieg Heil ! un immense cri repris par les unités de S.S. et de S.A. roule de place en place. D'autres responsables s'avancent et parlent, à leur tour, puis c'est le défilé qui commence cependant que la musique S.S. impressionnante, ses musiciens vêtus de noir frappant en cadence les tambours drapés d'emblèmes à tête de mort, joue Im Ruhrgebietnmarschiere wir (nous marcherons dans la Ruhr). Passent les unités S.S. et la foule qui les regarde, la foule qui ne sait rien de précis, à les voir ainsi en tête du cortège objet de toutes les attentions officielles, devine qu'ils sont le nouveau visage du régime hitlérien. Dans d'autres villes d'Allemagne, partout les S.S. sont à l'honneur. Dans la chaude nuit d'été, la foule se disperse silencieuse et les unités S.S., acclamées et flattées, regagnent leurs cantonnements. Les hommes de l'Ordre noir, officiers ou soldats sentent qu'ils ont, au terme de cette Nuit des longs couteaux, gagné la partie.
LE FUHRER ET LA JUSTICE SUPREME
Ce même soir, Frau Papen et ses filles regagnent Berlin. Elles sont inquiètes : Frau Tschirschky les a prévenues que son mari avait été arrêté et elles ne savent pas quel a été le sort réservé au vice-chancelier. Devant la villa, la voiture de police stationne toujours et le capitaine chargé de la surveillance est encore présent, installé dans l'entrée. Mais Franz von Papen est vivant, hors de lui, maudissant les nazis et cette mise à l'abri forcée qu'on lui a imposée. Pourtant le lendemain, mardi 3 juillet, sa ligne téléphonique est rétablie et le premier appel vient de Hermann Gœring : « Il eut l'impudence de me demander pour quelle raison je n'assistais pas à la réunion du cabinet qui allait commencer, explique Papen. Pour une fois, je répliquais d'un ton nettement trop vif pour un diplomate. Gœring exprima sa surprise d'apprendre que j'étais toujours plus ou moins aux arrêts et me pria d'excuser cette omission. Un peu plus tard, en effet, les hommes qui me gardaient furent retirés et je pus me rendre à la Chancellerie. »
Dans la vaste salle où se tiennent les conseils des ministres, le Chancelier Hitler va de l'un à l'autre. Il paraît détendu, au mieux de sa forme. Aujourd'hui, alors que plus de vingt-quatre heures se sont écoulées depuis les dernières salves, que le général Blomberg et le maréchal Hindenburg l'ont félicité, que les foules allemandes ont accepté passivement les assassinats, il est sûr d'avoir vaincu. Une nouvelle fois. Sûr d'avoir eu cet œil d'aigle qui permet de faire au moment opportun, ni trop tôt ni trop tard, les choix importants : quand il faut décider de briser, en un seul coup, l'adversaire. La Providence l'a protégé, il est le Führer. Autour de lui, la soumission, l'exaltation de sa personne se confirment Carl Schmitt, le juriste nazi qui refait le droit et l'adapte selon les circonstances, n'hésitera pas à écrire, évoquant les événements des jours précédents : « L'acte accompli par le Führer est un acte de juridiction pure. Cet acte n'est pas soumis à la justice, il est lui-même la justice suprême. » Le Führer peut donc tout. Pour le Conseil des ministres du 3 juillet, le ministre de la Justice a préparé une loi dont l'adoption est certaine. Son article unique précise : « Les mesures exécutées le 30 juin, le 1er et le 2 juillet 1934 pour réprimer les atteintes à la sécurité du pays et les actes de haute trahison sont conformes au droit en tant que mesures de défense de l'Etat. »
Il n'est donc plus nécessaire de juger. Il suffit, si le Führer le veut, de tuer n'importe comment.
Quand le vice-chancelier est introduit dans la salle, Hitler se dirige vers lui, amical. « Comme il m'invitait à prendre ma place habituelle, raconte Papen, je lui déclarai qu'il n'en était même pas question et lui demandai un entretien entre « quatre yeux ». Les deux hommes passent dans une pièce voisine. Hitler semble compréhensif, bienveillant. Comme chaque fois qu'il a obtenu ce qu'il voulait, il paraît prêt à toutes les concessions et se présente comme l'homme de conciliation. Que lui importe puisque ses adversaires sont morts et que la Gestapo, avec réticence, rend aux familles ce qui reste d'eux : quelques cendres ?
« Je lui appris de façon fort sêche, continue Papen, ce qui s'était passé à la vice-chancellerie et chez moi et réclamai une enquête immédiate sur les mesures prises à l'encontre de mes collaborateurs ».
Le Führer se tait. Son silence peut tout signifier : qu'il ne savait pas, qu'il est prêt à ordonner une enquête, qu'il se moque de Papen ou qu'il approuve ses propos. Mais quand le vice-chancelier annonce qu'il démissionne, qu'il veut que l'on rende cette démission publique immédiatement Hitler s'insurge et refuse nettement.
« La situation n'est déjà que trop tendue, dit-il. Je ne pourrai annoncer votre démission que lorsque tout sera rentré dans le calme. En attendant ce moment voulez-vous au moins me faire le plaisir d'assister à la prochaine séance du Reichstag, où je rendrai compte de mon action ? »
Papen refuse à son tour. « Je ne vois pas la possibilité pour moi de m'asseoir au banc ministériel » dit-il.
Le Führer pourtant sur le point essentiel de la démission du vice-chancelier a obtenu ce qu'il désirait : la démission restera secrète. L'opinion ne saura rien des divergences entre le Chancelier et le vice-chancelier. L'unité du gouvernement du Reich, de Hindenburg à Papen, de Blomberg à Rudolf Hess, parait complète : Rœhm et les autres victimes ont été égorgés dans l'unanimité. C'est cette façade qui importe au Führer. Si Papen n'est pas à la séance du Reichstag, assis à son banc avec les autres membres du cabinet, il sera toujours temps d'aviser. La séance est fixée au 13 juillet à l'Opéra Kroll ; dans une dizaine de jours le sang aura séché.
LE CONSEIL DES MINISTRES DU 3 JUILLET.
Hitler rentre donc seul et tranquille dans la salle du Conseil des ministres. Le général Blomberg, Hess, Gœring, tous les ministres ont pris place autour de la longue table rectangulaire et Hitler, debout, les poings appuyés sur son dossier, va présenter sa version des événements.
Au fur et à mesure qu'il parle, la violence s'empare de lui. « Sous l'égide de Rœhm, dit-il, s'était formée une coterie unie par l'ambition personnelle et des prédispositions particulières... » La voix est chargée de mépris, de colère. Le Führer parle et comme chez tous les visionnaires, chez tous les hommes habitués à tromper souvent, il se pénètre peu à peu de sa vision, il finit par croire à ce qu'il dit, dont il a su pourtant qu'il s'agissait d'une supercherie. « Rœhm m'avait donné sa parole d'honneur à maintes reprises, continue-t-il, je l'avais constamment protégé et il m'a trahi, il a perpétré la plus horrible des trahisons à mon égard, moi, le Führer ». Rœhm assassiné ne peut être que coupable, il doit l'être, il l'est. « Rœhm avait des dispositions funestes... » Tout cela, Hitler le savait depuis de longues années, mais voici que c'est devenu insupportable. « Rœhm s'était entouré de gardes qui tous avaient subi de lourdes peines infamantes... » Le sang de Rœhm, en coulant, purifie le nazisme. « Et Rœhm voulait aussi trahir son pays... Des liaisons avaient été établies entre lui, Schleicher, M. von Alvensleben, Gregor Strasser et un diplomate français...» Hitler martèle les noms, les mots, il tue une seconde fois. En conséquence, conclut-il, lui, le Führer, a décidé une intervention immédiate dont le détail et les succès sont connus des membres du gouvernement.