Hitler s'assied. Son visage est couvert de sueur. Il vient de revivre la Nuit des longs couteaux, de jouer la scène du Justicier punissant la trahison, de répéter le grand discours à la Nation qu'il prépare. C'est le général Blomberg qui se lève pour lui répondre. L'officier est grave, digne, posé, calme. Il inspire, dans son uniforme sobre, avec ses décorations discrètes, le respect que l'on doit aux guerriers nobles et généreux, à la Reichswehr qui a le sens du devoir et de l'honneur.
« Je remercie, au nom du gouvernement, annonce Blomberg, le Chancelier qui, par son intervention décidée et courageuse, a évité au peuple allemand la guerre civile».
Une pause de Blomberg. Tous les visages sont tournés vers lui, et le Führer, les yeux fixes, regarde dans sa direction mais le voit-il ?
« Homme d'Etat et soldat, continue Blomberg, le Chancelier a agi dans un esprit qui a suscité chez les membres du gouvernement et dans l'ensemble du peuple allemand la promesse solennelle d'accomplir de grands exploits, de rester fidèles et de faire preuve de dévouement en cette heure si grave. »
Puis, c'est le ministre de la Justice qui souligne que le Führer a protégé le droit contre les pires abus, qu'il créait le droit de façon immédiate en vertu de son pouvoir de Führer et de juge suprême.
Le Führer paraît absent : il écoute, semble-t-il, un vague sourire sur les lèvres, ironique et méprisant. Ces généraux, ces juristes, ces aristocrates, tous ces hommes au col empesé, bourgeois, monarchistes, juges, professeurs, Junkers, diplomates, ils sont là, autour de lui, à l'approuver, à l'encenser dans leurs journaux. Et jusqu'à ce Monsieur Franz von Papen qui proteste et s'incline. Lui, Führer, il est d'une autre trempe, il sait, à l'aube, prendre un avion, frapper à la porte d'un ancien camarade, le revolver au poing. Il sait agir lui-même, et il s'emparera du pouvoir suprême, il remplacera le Vieux devant lequel il s'est incliné tant de fois humblement. Ce maréchal qui agonise et qui lui télégraphie ses remerciements.
Le Conseil des ministres du 3 juillet se termine et Hitler reconduit ses ministres jusqu'à la porte, respectueux des usages, en Chancelier du Reich qui estime ses collaborateurs.
Quelques heures plus tard, il reçoit Hermann Rauschning, ce président du Sénat de Dantzig, avec qui il aime à parler, à soliloquer. Là, dans son salon, avec quelques intimes, il se libère, évoque la mort prochaine du maréchal Hindenburg, le vieux. Les mots déferlent comme un torrent de violence, de détermination et de mépris.
« Ils se trompent.. Ils croient que je suis au bout de mon rouleau, commence Hitler. Ils se trompent tous. Ils ne me connaissent pas. Parce que je viens d'en bas, parce que je suis sorti de la « lie du peuple » comme ils disent parce que je manque d'éducation, parce que j'ai des manières et des méthodes qui choquent leurs cervelles d'oiseau. »
Hitler part d'un rire sonore. Ils : ce sont les Papen, les Blomberg, les Hindenburg, les autres, tous ces Junkers, ces élèves des Ecoles des Cadets, ces membres du Herrenklub. « Ah, si j'étais des leurs, je serais un grand homme, dès aujourd'hui. Mais je n'ai pas besoin qu'ils viennent me certifier ma capacité et ma grandeur. L'insubordination de mes S.A. m'a déjà coûté de nombreux atouts. Mais j'en ai encore d'autres en main. Je saurais encore m'en tirer si les choses allaient mal. »
Et le monologue continue, fascinant : Rauschning note mentalement et son effroi au fur et à mesure que le Führer parle augmente. Voilà des années qu'admis dans l'intimité de Hitler, considéré comme un allié inconditionnel il découvre le mécanisme d'un esprit en proie à la passion du pouvoir, que rien n'arrête et que chaque succès pousse plus avant dans la voie des certitudes et du mépris d'autrui. Hitler s'est levé, sa diatribe gagne encore en violence. « Ils n'ont pas la moindre vision des réalités, ces arrivistes impuissants, ces âmes de bureaucrates et d'adjudants ! »
Tous ces officiers supérieurs de la Reichswehr, ces membres hautains de l'Etat-major que leurs voitures officielles déposent ponctuellement devant les bâtiments gris de la Bendlerstrasse, les voici qualifiés d'un mot « adjudants » !
« Avez-vous remarqué, ajoute Hitler, comme ils tremblent comme ils s'humilient devant moi ? »
La satisfaction du Führer est intense : celle du parvenu qui tient à sa botte les hommes issus des lentes sélections hiérarchiques.
« J'ai bousculé leurs combinaisons. Ils s'imaginaient que je n'oserais pas, que je serais lâche. Ils me voyaient déjà pris dans leurs filets. J'étais déjà, pensaient-ils, leur instrument. Et derrière mon dos, ils se moquaient de moi, ils pensaient que j'étais fini, que j'avais perdu jusqu'à l'appui de mon parti. »
Et la joie éclate encore, qui plisse le visage en un sourire vengeur :
« Je leur ai donné une volée de bois vert dont ils se souviendront. Ce que j'ai perdu dans la purge des S.A., je le regagne en me débarrassant de ces conspirateurs féodaux, de ces aventuriers, des Schleicher et consorts. »
Ainsi, lucidement, le Führer tire parti de la situation : il a sacrifié des hommes qui avaient fait sa force — Rœhm, Strasser, et les S.A. —, mais il s'est débarrassé d'une autre menace venue de certains conservateurs : ces morts à « droite » et à « gauche », lui permettent de monter vers le pouvoir absolu.
« Le plan de ces beaux messieurs ne réussira pas, lance-t-il. Ils ne pourront pas, pour la succession du Vieux passer pardessus ma tête... Avancez donc, Messieurs Papen et Hugenberg, je suis prêt pour le round suivant. »
LE ROUND SUIVANT.
Papen sent ce mépris et devine les intentions du Führer derrière la façade respectueuse. Aussi essaie-t-il de lutter, de freiner. Après avoir annoncé à Hitler qu'il démissionnait, il s'est fait conduire à la Bendlerstrasse. Le ministère de la Guerre est toujours sévèrement gardé comme si un coup de main était à craindre : les chevaux de frise sont en place dans la cour et les sentinelles sont nombreuses et lourdement armées. Dans les couloirs, le vice-chancelier croise l'aide de camp du général Fritsch « une vieille relation de l'époque heureuse où je courais en obstacles, raconte Papen. Il avait l'air d'avoir vu un fantôme :
« — Seigneur ! s'exclama-t-il, que vous est-il arrivé ?
« — Comme vous voyez, je suis toujours bien vivant, grondai-je. Mais il va falloir mettre fin à cette Schweinerei (saloperie) ».
Le vice-chancelier est introduit auprès de Werner von Fritsch qui est son ami, mais le général ne peut que répéter ce qui s'est passé : l'assassinat de Schleicher et de sa femme. Pour le reste, que faire ?
« Fritsch admit, raconte Papen, que tout le monde désirait en effet l'intervention de la Reichswehr mais que Blomberg s'y était catégoriquement opposé ; quant à Hindenburg, chef suprême des forces armées, on ne pouvait arriver à le joindre. D'ailleurs, le Président était certainement mal informé de la situation. »
En fait Fritsch ne devait sûrement pas ignorer que des camions, des armes et des casernes de la Reichswehr avaient été prêtés aux S.S. Qu'à Munich, la Reichswehr avait encerclé la Maison Brune et les S.A., et que dans les mess d'officiers on avait, dans la nuit du lundi 2 juillet, sablé le Champagne pour célébrer la fin de Rœhm. Le Generalmajor von Witzleben avait même regretté, disait-on, que l'armée n'ait pu intervenir contre la racaille de la Sturmabteilung. « J'aurais voulu être de la partie », aurait-il lancé en levant son verre à l'avenir de l'armée allemande.