Ces hommes ne se recrutent pas parmi les timides ou les tendres ni même parmi les petits-bourgeois guindés : la crise économique a été, à partir de 1929, le vivier dans lequel les Sections d'Assaut ont puisé les mécontents : chômeurs, ouvriers du « Lumpenproletariat » qui reçoivent un uniforme, une solde et qui trouvent dans les S.A. une organisation accueillante qui promet « la révolution ».
Il faut se battre et les risques se multiplient : contre les socialistes organisés dans la Bannière d'Empire, contre les communistes rassemblés dans la Ligue Rouge des Combattants du Front On s'observe, on défile avec fanfares et étendards, on lance des pierres. La police le plus souvent favorable aux S.A., tente parfois de séparer les camps, mais elle est vite débordée ou complice. Et les incidents succèdent aux incidents. Une violence entraîne l'autre : on se venge. A Essen, les communistes enterrent l'un des leurs et quand le cortège passe devant la Braunes Haus où un S.A. monte la garde, ils le menacent d'une exécution sommaire ; on échange des coups de feu. Un S.A. est capturé, on pense l'abattre contre un mur. Ailleurs ce sont des cadavres de syndicalistes qu'on retrouve dans les marécages. Là ce sont encore des rixes dans des débits de boisson. Quand un « rouge » est tué il y a toujours une excuse pour le S.A. A Essen, c'est en tombant que le S.A. ivre Kiewski a appuyé involontairement sur la gâchette de son revolver : le communiste Ney a été abattu.
Dans l'euphorie du 30 janvier 1933, quand défilent sous les fenêtres du nouveau Chancelier, Hitler, les milliers de partisans du Reich qui crient leur joie, les S.A. comprennent que les derniers obstacles à leur violence sont tombés. Les tribunaux condamnent sans hésiter leurs adversaires. Un foyer S.A. (S.A. Heim) est-il attaqué à coups de pierre, les sentinelles répondent à coups de feu et les agresseurs supposés — car l'attaque n'est pas prouvée — sont condamnés à mort ou à la détention à perpétuité. Et les effectifs des S.A. gonflent : quand on porte la chemise brune la violence devient héroïsme. Des délinquants, des obsédés sexuels, les bas-fonds qui surnagent quand la société est bouleversée, adhèrent et se mêlent aux S.A. du rang, entraînés à la violence et au sadisme.
Les rues sont parcourues par leurs bandes en uniforme, « Judas, crève », crient-ils. Ils montent la garde devant les magasins juifs, pour décourager les clients. Ils collectent des fonds au bénéfice du nazisme ou simplement à leur profit, et qui pourrait refuser ? D'ailleurs le 22 février 1933, par décision de Goering, ministre de l'Intérieur et bientôt Président du Conseil de Prusse, 25 000 S.A. et 15 000 S.S. sont constitués en police auxiliaire. Comme l'écrivait Goering le 17 février, donnant ses instructions aux forces de l'ordre : « Les policiers qui font usage de leurs armes en accomplissant leur devoir seront couverts par moi, sans égard aux conséquences de l'usage de leurs armes. Mais celui qui se dérobe par suite d'une délicatesse mal comprise doit s'attendre à des peines disciplinaires ». La voie était libre. Les S.A. pouvaient chanter le Horst Wessel Lied, qui rappelle le souvenir d'un héros S.A., par ailleurs ancien souteneur, tué au cours d'une rixe.
Les temps ont changé depuis ce jour de juillet 1932 où pour recruter de nouveaux adhérents les S.A. organisaient des concerts, comme dans cette petite ville où l'affiche suivante est placardée le samedi 2 juillet 1932.
« Soirée de marches militaires avec recrutement S.A. donnée par la musique de l'étendard 82 (44 exécutants)
Attractions présentées par les S.A. Le chef d'étendard parlera de la « volonté de se défendre, chemin de la liberté ».
— Les SA. héritiers de Fesprit de 1914
— Soirée exceptionnelle pour des cœurs de soldats
— La soirée commencera par un défilé de propagande à travers la ville.
Sturmbann 1/82 ;... Standarte 82.
Aujourd'hui le pouvoir est entre leurs mains. L'heure est aux avantages, aux places. De toutes parts accourent les nouveaux adhérents. Parfois ce sont d'anciens socialistes ou communistes qui, dans l'organisation S.A., cherchent à faire oublier leur opinion passée. Rœhm n'a pas hésité à dire, provocant comme à son habitude : « J'affirme que parmi les communistes, surtout parmi les membres des « Anciens Combattants rouges », il y a beaucoup d'excellents soldats ». D'ailleurs selon certains de leurs adversaires quelques Sections d'Assaut méritent le nom de « Beefsteak-Stürme », bruns dehors et rouges à l'intérieur !
Mais pour ceux des opposants qui n'acceptent pas ce sont les camps et les tortures. Les S.A. sont parmi les premiers à soumettre leurs prisonniers à la question. Rudolf Diels, monarchiste, un temps chef de la police politique secrète de Prusse par la volonté de Hermann Gœring, réussit à visiter les caves où les S.A. enferment leurs prisonniers. Le spectacle est hallucinant : les victimes meurent de faim, les os brisés, le visage tuméfié, le corps couvert de plaies infectées. Il réussit à en sauver quelques-uns, à les faire monter dans les voitures de la police. « Comme de gros tas d'argile, des poupées ridicules aux yeux sans vie et à la tête brûlante, ils pendaient, collés les uns aux autres, sur les bancs du car de police. Les policiers étaient devenus muets à la vue de cet enfer. » Parfois les S.A. ont obligé les prisonniers à grimper dans les arbres et à crier à intervalles réguliers comme des oiseaux perchés. Visitant pour enquête le cachot souterrain de la forteresse de Wuppertal, Rudolf Diels est horrifié : « L'épouvante me saisit comme devant l'apparition de spectres », dit-il. Les prisonniers sont debout devant lui, « les visages aux meurtrissures jaunes, vertes et bleues n'avaient plus rien d'humain ». Tout à coup, alors que Diels s'apitoie sur le sort d'un prisonnier, surgissent, « parés d'uniformes resplendissants, sur la poitrine et autour du cou des médailles anciennes et nouvelles, Ernst, un des chefs S.A. à Berlin et sa suite ». Ils pénètrent en riant et en bavardant dans la pièce sinistre.
« Qu'est-ce que vous venez foutre ici ? » hurle Ernst
« Les S.A. ne sont pas des jeunes filles », disait Rœhm. En effet.
Dans toute la Prusse, sans prêter attention à Gœring, les S.A. agissent. Dans le seul Berlin on compte une cinquantaine de lieux de toutes sortes, caves, entrepôts, remises, garages, qui sont devenus des prisons où l'on frappe, où l'on tue. En province, à Sonnenburg, Barnim, Königswusterhausen, Wuppertal, Kemma, partout ce sont les mêmes plaintes qui s'élèvent des cachots tenus par les S.A. Rudolf Diels réussit dans la plupart des cas à faire libérer les prisonniers, il obtient la fermeture des prisons de la Sturmabteilung. Non sans mal, non sans susciter entre la police politique de Prusse dont il est le chef et les S.A., et aussi entre Gœring et Rœhm, de solides et tenaces inimitiés.
C'est que les S.A., qu'ils pratiquent la torture ou égorgent des adversaires, qu'ils se livrent au pillage d'un appartement ou à de petites vexations, ont le sentiment d'avoir tous les droits puisqu'ils ont été les artisans de la victoire nazie. Ils peuvent casser des dents ou des vitres, enlever un homme et l'abattre dans une cave ou une forêt, ils peuvent comme lors de cette parade à Berlin, systématiquement empêcher de voir les jeunes filles des organisations nazies de jeunesse en se plaçant résolument devant elles et rire grassement en proposant : « Passez la tête entre nos jambes si vous voulez regarder. »
Ils sont les S.A., Rœhm n'a-t-il pas répété : « Les bataillons bruns ont été l'école du national-socialisme... La S.A. a ouvert la voie du pouvoir au chef suprême des S.A. : Adolf Hitler ».