LA REICHSWEHR NAZIE.
Pour Papen, le sang de Bose ou de Jung a donc séché vite. Comme a séché vite, pour la Reichswehr, le sang des généraux Schleicher et Bredow.
Le 15 juillet, se déroulent, dans la campagne épanouie au nord de Berlin, les grandes manœuvres de l'armée. Les nouvelles unités se montrent particulièrement efficaces, bien entraînées, équipées d'un matériel neuf. L'attaché militaire français est impressionné, l'armée allemande redevient rapidement une force. Surtout, elle se rallie en bloc, sans réticence, à Hitler. « Les sentiments qu'ont montrés les officiers allemands qui étaient avec nous, écrit à Paris l'attaché militaire, aussi bien ceux du ministère avec qui nous vivions que ceux de la troupe que nous avons pu interroger semblaient unanimes : c'était une approbation nette de l'action conduite par Hitler. On les sentait pleinement satisfaits du triomphe de la Reichswehr. »
Car, pour eux, la Nuit des longs couteaux c'est cela : la victoire du général von Blomberg sur Rœhm. Ils veulent oublier le rôle des S.S., exécuteurs des basses besognes. Sans doute pensent-ils qu'ils ont habilement réussi à utiliser l'Ordre noir pour vaincre un adversaire et qu'ils sont restés ainsi, intégres, fidèles au code de l'honneur de la Reichswehr. Après tout, ce ne sont pas des soldats qui ont abattu Schleicher ou Rœhm ! Les officiers sont définitivement séduits : Hitler les flatte. Hitler a plié ce qui reste de la S.A. à leur autorité et c'est le général Reichenau qui, sur le plan militaire, est chargé de réorganiser les Sections d'Assaut Alors, ils se rallient à Hitler.
« Un officier de la Reichswehr dont je connais bien les sentiments antinationaux-socialistes, écrit l'attaché militaire français, m'a dit et a répété à plusieurs de mes collègues : "L'an dernier, la Reichswehr était peut-être nazie à 60 % ; il y a quelques semaines, elle ne l'était sans doute que pour 25 % ; aujourd'hui elle l'est à 95 %". »
Et les soldats, endoctrinés par leurs officiers, par les proclamations de von Blomberg suivent et même vont au-delà des sentiments de leurs officiers. Vers la mi-juillet Hitler qui assiste à une phase des manœuvres, remonte en voiture le long d'une colonne de fantassins. C'est le plein été. La voiture du Führer est découverte. Les soldats, sous leur casque lourd, transpirent. Tout à coup des rangs de la troupe en marche, des cris d'enthousiasme s'élèvent ; on a reconnu le Führer, et de file en file les acclamations se prolongent rudes et viriles, issues de cette jeunesse en armes. Après avoir évoqué cet épisode avec des officiers de la Reichswehr, l'attaché militaire français conclut : « Cette manifestation spontanée d'enthousiasme n'est pas habituelle dans l'armée allemande, elle a frappé les officiers eux-mêmes. »
LA MORT DE HINDENBURG.
Hitler l'emporte donc dans le cœur même des hommes : la jeunesse le suit, l'armée l'approuve, il tient le Parti, les S.S., les S.A. Il gagne. Et bientôt, couronnement, commence l'agonie du Reichspräsident, le maréchal Hindenburg. Ainsi, dans cet été 1934, les événements se succèdent rapidement, comme si l'histoire changeait de rythme, rapprochant symboliquement les faits, sans pour autant réussir à ouvrir les yeux des hommes qui — à Berlin, à Paris ou à Londres — ne veulent pas voir. L'agonie commence et le testament que Hindenburg a rédigé — sous l'influence de Papen — et qui doit conduire à une restauration de la monarchie est lettre morte avant même que ne s'achève la vie de Hindenburg.
A la hâte, un Conseil de cabinet se réunit à la Chancellerie le 1er août, sous la présidence de Hitler. Et il donne son accord à la proclamation d'une loi — dès le décès du Vieux — qui prévoit le cumul des fonctions de Président et de Chancelier. Frémissant de ce triomphe enfin si proche Hitler se rend à Neudeck. Le silence enveloppe les vastes bâtiments et la brise est tombée. Les visages disent la mort qui vient, inéluctable. Le vieux monsieur est allongé sur son lit dur et austère de soldat prussien. Le Führer est introduit auprès de l'agonisant par Oskar von Hindenburg.
— Père, voici le Chancelier, répète le fils du maréchal.
— Pourquoi n'êtes-vous pas venu plus tôt ?
Hindenburg ouvrant les yeux reconnaît dans la personne du Chancelier, Hitler. « Probablement, écrit Papen, il avait cru jusqu'à ce moment-là, que le chancelier arrivé de Berlin, s'appelait von Papen. » Mais peu importe au Führer l'humiliante méprise. Hindenburg va mourir et rien ne pourra empêcher que le nouveau président du Reich soit le Führer.
Le 2 août des salves d'artillerie, tirées régulièrement annoncent que vient de s'éteindre, à 9 heures du matin, le combattant de Sadowa et de Sedan. Ce vieux Prussien qui avait assisté, dans la galerie des Glaces à Versailles, à la proclamation de l'Empire d'Allemagne, le Maréchal Hindenburg, Président du Reich. Papen se rend immédiatement à Neudeck et, laissé seul dans la chambre mortuaire, il se recueille devant le vieux maréchal qui « reposait sur un lit de camp Spartiate, les mains jointes sur une bible, le visage empreint de la sagesse, de la bonté, de la résolution que j'avais tant vénérées. »
Quelques heures à peine après l'annonce de la mort alors que déjà s'organisent au mémorial de Tannenberg les funérailles, que le nazisme va ainsi utiliser la mort du Président pour mettre en scène l'une de ces cérémonies de masse, impressionnantes, où les foules communient et abdiquent leur autonomie, la loi accordant au Führer les prérogatives du Président est promulguée. Et quand Papen apporte au Führer la lettre de Hindenburg qui fait figure de testament du vieux Président, Hitler déclare : « Notre regretté Président m'a destiné cette lettre à moi personnellement. Je déciderai plus tard, si, et à quel moment je puis autoriser sa publication ». Papen ne peut que supplier, plaider pour une publication immédiate, puis finalement s'incliner. Que pourrait-il faire d'ailleurs ? Le président Hindenburg est mort à 9 heures le 2 août ; la loi faisant de Hitler son successeur a été, en fait adoptée dès le 1er août au soir et à 9 h 30 la Reichswehr a prêté serment au nouveau chef de l'Etat.
Ainsi le scénario peut-être réglé sur le croiseur Deutschland, dans les brumes de la Baltique, a-t-il été respecté : Rœhm est mort et Hindenburg mort Hitler remplace le Président du Reich. Les journaux du soir paraissent encadrés de noir. Ils donnent les états de service du Maréchal défunt et souvent ils répètent le premier vers du beau chant du souvenir de l'armée allemande :
« Ich hatt' einen Kameraden ! »
Les officiers publient des études sur le passé héroïque de leur chef disparu et, en même temps, les journaux communiquent le texte du nouveau serment que le général von Blomberg impose à tous les membres de la Reichswehr.
« Je fais, devant Dieu, le serment sacré d'obéissance absolue au chef du Reich et peuple allemand, Adolf Hitler, chef suprême de la Wehrmacht. Je jure de me conduire en brave soldat et d'être toujours prêt à sacrifier ma vie plutôt que de rompre ce serment »
Ce même 2 août dans toutes les unités, les officiers et les soldats ont commencé de prêter serment. Tendant le bras, la main ouverte, ils jurent, leurs officiers d'abord, puis par groupes, la fidélité au Führer. Les cours de casernes retentissent du claquement des talons des soldats, des phrases solennelles répétées avec la voix sonore des commandements militaires.
Les jeunes soldats impressionnés, la gorge serrée, mêlent leurs mains au-dessus des étendards. Pour eux, pour beaucoup d'officiers qui ont grandi dans la conviction que la parole donnée est intangible, ce serment est un lien qu'ils ne sauront jamais briser. Ou derrière lequel ils s'abriteront pour continuer d'obéir aveuglément.