Pourtant Rœhm lui-même, le 31 juillet 1933, est contraint, sous la pression des partisans nazis de l'ordre, de recommander à ses S.A. le respect de certaines règles. « Je m'efforce, écrit-il, de conserver et de garantir en tous sens les droits des S.A. en tant que troupe de la Révolution nationale-socialiste... Je couvre également de ma responsabilité toute action effectuée par des S.A. qui sans être conforme aux dispositions légales en cours, sert les intérêts exclusifs des S.A. Dans le contexte il y a lieu de considérer qu'il est permis au chef S.A. compétent d'exécuter'jusqu'à douze membres d'une organisation ennemie pour expier l'assassinat d'un S.A. perpétré par cette organisation.
« Cette exécution est ordonnée par le Führer, elle sera faite brièvement et avec une rigueur martiale.
« Par contre j'ai eu connaissance de certaines informations, rares il est vrai, selon lesquelles des membres d'organisations S.A. — je ne veux pas les appeler des S.A. car ils ne le sont pas — se sont rendus coupables d'excès inouïs.
« Il faut compter parmi ces derniers : la satisfaction de vengeances personnelles, des sévices inadmissibles, des rapines, des vols et le pillage. »
Le capitaine Rœhm s'indigne contre « ces profanateurs de l'uniforme d'honneur des S.A. ». Et il menace de « la mort immédiate pour l'exemple (...) les chefs S.A. rendus responsables, s'ils font preuve d'une indulgence mal comprise et n'interviennent pas sans le moindre ménagement ».
Mais le 8 août, les S.A. ne font plus partie de la police auxiliaire mise sur pied par Gœring. Leur indiscipline ou leur force et leur indépendance menaçantes les ont-elles déjà écartés du pouvoir ?
C'était il y a un an, dans l'été 1933.
2
VENDREDI 29 JUIN 1934
Godesberg. Hôtel Dreesen. Vers 21 heures 30.
JOSEPH GOEBBELS
Devant l'hôtel Dreesen, une voiture vient de freiner brutalement Des policiers s'avancent avant même que le portier n'ait eu le temps de sortir sur le perron. Quand l'homme descend, tout le monde reconnaît Joseph Goebbels. Nerveux, semblant encore plus maigre et plus pâle qu'à l'habitude, il salue d'un geste brusque et se dirige vers Brückner qui est apparu lui aussi. Les deux hommes se serrent la main et l'Oberleutnant Brückner indique la terrasse où Goebbels va trouver le Führer. Goebbels se lisse les cheveux et en boitant monte les quelques marches. Walter Breitmann se souvient de ce visage osseux, à la peau tendue, aux joues creusées, un visage où les yeux brillants disent la volonté anxieuse de cet infirme malingre qui a su grâce à son intelligence vive, aux aguets, affûtée par l'infériorité physique, devenir, après avoir été le secrétaire de Gregor Strasser, le grand maître de la propagande du Parti nazi. Il a évincé son ancien patron, il l'a trahi et s'est rallié à Hitler quand les deux hommes se sont trouvés en conflit. Goebbels monte les marches, traînant sa jambe infirme, les mâchoires crispées, un sourire figé dévoilant ses dents qui paraissent, dans ce visage en lame de couteau, démesurées. Breitmann s'efface pour le laisser passer : Goebbels, petit sautillant brun, l'intellectuel du parti n'a pas le type aryen. Devenu ministre de la Propagande, il suscite toujours l'ironie des Alte Kämpfer, les vieux nazis qui croient d'abord à la force.
Mein lieber Gott, mach mich blind
Dass ich Goebbels arisch find.
(Dieu tout-puissant, ôte-moi la vue
Que je puisse croire Goebbels aryen.) chantent les S.A.
Si Joseph Goebbels est à Godesberg ce soir, c'est précisément à cause des S.A. Goebbels salue Hitler, s'assied auprès de lui et commence à parler en multipliant les gestes. Le Chancelier paraît distant, soupçonneux. Il écoute, il se tait, il regarde ce visage où le menton trop long, la bouche trop large, semblent perpétuellement et presque spasmodiquement en mouvement parce que le débit de la parole est rapide et que chaque mot provoque une contraction du visage, une grimace qui dessine de larges et profondes rides autour de la bouche, presque une crispation. Adolf Hitler se tait, il observe, il écoute. « J'étais plein de respectueuse admiration, dira Goebbels, évoquant cette soirée de Godesberg, pour cet homme sur lequel reposait la responsabilité du sort de millions d'êtres humains et que je voyais en train de peser un choix douloureux : d'un côté, le repos de l'Allemagne, de l'autre, ceux qui avaient été jusqu'à présent ses familiers. »
Joseph Goebbels est de ces familiers et Hitler le regarde. Le « boiteux », dans le Parti, n'est pas un dirigeant comme les autres. Il n'a pas de troupes à son service, ni S.A. ni S.S., il n'a que son intelligence manœuvrière qui lui permet de sentir où se trouve le camp des vainqueurs. Et puis, c'est un intellectuel, l'un des rares parmi les chefs nazis — avec Rosenberg — à avoir fréquenté une université et à y avoir acquis des diplômes : il est docteur en littérature. Mais dans la vie professionnelle c'est, à la sortie de l'université, bientôt l'échec : il ne réussit pas à obtenir ce poste de critique littéraire au Berliner Tageblatt, le journal des juifs, dit-il. Et le voici, amer, sceptique, aigri, qui se tourne vers le nazisme. Dans ce nouveau parti, où les valeurs sont encore rares, son cynisme et ses dons font merveille : là, il dévoile ses talents de propagandiste et d'organisateur. Mais, il est surtout habile à exploiter le côté « social » et « radical » du parti, ces quelques formules qui, dans le programme en 25 points, que Hitler avait établi en 1920 avec Anton Drexler, annonçaient que le nouveau parti n'était pas seulement national mais aussi socialiste. Il faut, disaient-elles, « abolir le revenu qui n'est pas le produit du travail et de l'effort. II faut briser l'esclavage du prêt à intérêt.. Nous exigeons la participation des employés aux bénéfices dans toutes les grandes entreprises... » Goebbels avait avec Gregor Strasser, popularisé cet aspect du premier programme nazi.
Et en ce soir du 29 juin 1934, Hitler regarde attentivement ce « nazi de gauche », ce familier, qu'il a joué contre Strasser — et il a gagné — et qui maintenant vient à lui, au bord du Rhin, alors qu'il faut briser ceux qui, naïvement parmi les S.A. notamment continuent à réclamer la « révolution ».
La révolution ? Le plus souvent cela veut dire des places, tout simplement des places que d'autres occupent. A Dantzig, peu après la prise du pouvoir, Hermann Rauschning, président du Sénat de la ville libre reçoit l'un de ces Alte Kämpfer, ces vieux combattants des premières heures du nazisme, qui réclament des avantages substantiels maintenant que Hitler est chancelier. L'homme hurle devant Rauschning: « Je ne redescendrai pas la pente une fois de plus ! Peut-être que vous, vous pouvez attendre. Vous n'êtes pas assis sur des charbons ardents. Pas de travail mon vieux, pas de travail ! Je resterai au sommet quoi qu'il m'en coûte. On ne peut arriver au sommet deux fois de suite ».
Ils veulent tout tout de suite, ces S.A. auxquels on a promis la révolution nationale et socialiste. Ils veulent parce que parmi eux il y a aussi des boutiquiers, la fin des grands magasins, ils veulent le pouvoir et la richesse, ils veulent que la révolution soit faite à leur profit. Or, le Parti nazi, maintenant parti de gouvernement se peuple de « gens respectables ». Hitler est en costume de cérémonie et eux, les rudes Alte Kämpfer, ne seront-ils pas les dindons de la victoire qu'ils ont obtenue ? Et rejoignent les Alte Kämpfer tous les mécontents, tous ceux qui espèrent tirer profit du changement de régime qui vient de se produire. Ils passent une visite médicale, ils prêtent serment et les voici incorporés dans les S.A. Parfois, on se sert directement : un homme abattu ou arrêté, c'est un appartement que l'on peut occuper, un emploi à prendre, des biens à distribuer entre S.A. Mais cela ne peut évidemment suffire.
Hitler lui-même, devant une telle poussée révolutionnaire, a été contraint de faire des promesses ambiguës. Il déclare aux S.A. de Kiel parmi les acclamations : « Vous devez être les garants de l'achèvement victorieux de cette révolution et elle ne sera victorieusement achevée que si le peuple allemand est éduqué à votre école ».