Simon était toujours debout sur l’escalier, à cinq marches au-dessus du sol transparent, et Léonova à deux marches au-dessus de lui. Ils cessèrent ensemble de regarder le sol sous leurs pieds, redressèrent la tête, et virent ce qui se trouvait devant eux.
Le sommet de l’Œuf constituait une salle en coupole. Sur le sol, en face de l’escalier, étaient dressés deux socles d’or de forme allongée. Sur chacun de ces socles reposait un bloc de matière transparente pareille à de la glace extrêmement claire. Et dans chacun de ces blocs se trouvait un être humain couché, les pieds vers la porte.
Une femme, à gauche. A droite, un homme. Il n’y avait aucun doute, car ils étaient nus. Le sexe de l’homme était érigé comme un avion qui s’envole. Son poing gauche fermé était posé sur sa poitrine. Sa main droite se soulevait en oblique, l’index tendu, dans le même geste que les joueurs de la salle ronde.
Les jambes de la femme étaient jointes. Ses mains ouvertes reposaient l’une sur l’autre, juste au-dessous de sa poitrine. Ses seins étaient l’image même de la perfection de l’espace occupé par la courbe et la chair. Les pentes de ses hanches étaient comme celles de la dune la plus aimée du vent de sable qui a mis un siècle à la construire de sa caresse. Ses cuisses étaient rondes et longues, et le soupir d’une mouche n’aurait pu trouver la place de se glisser entre elles. Le nid discret du sexe était fait de boucles dorées, courtes et frisées. De ses épaules à ses pieds pareils à des fleurs, son corps était une harmonie dont chaque note, miraculeusement juste, se trouvait en accord exact avec chacune des autres et avec toutes.
On ne voyait pas son visage. Comme celui de l’homme, il était surmonté, jusqu’au menton, par un casque d’or aux traits stylisés d’une beauté grave.
La matière transparente qui les enveloppait l’un et l’autre était si froide que l’air à son contact devenait liquide et coulait, frangeant les deux blocs d’une dentelle qui dansait, se détachait, tombait et s’évaporait avant de toucher le sol.
Allongés dans ces écrins de lumière mouvante, ils étaient, par leur nudité même, revêtus d’une splendeur d’innocence. Leur peau, lisse et mate comme une pierre polie, avait la couleur d’un bois chaud.
Bien qu’il fût moins parfait que celui de la femme, le corps de l’homme donnait la même impression extraordinaire de jeunesse encore jamais vue. Ce n’était pas la jeunesse d’un homme et d’une femme, mais celle de l’espèce. Ces deux êtres étaient neufs, conservés intacts depuis l’enfance humaine.
Simon, lentement, tendit la main en avant.
Et parmi tous les hommes qui, à ce même moment, regardaient sur leurs écrans l’image de cette femme, qui voyaient ces douces épaules pleines, ces bras ronds enserrant en corbeille les fruits légers des seins, et la courbe de ces hanches où coulait la beauté totale de la Création, combien ne purent empêcher leur main de se tendre, pour s’y poser ?
Et parmi les femmes qui regardaient cet homme, combien furent brûlées par l’envie atrocement irréalisable de se coucher sur lui, de s’y planter, et d’y mourir ?
Il y eut dans le monde entier un instant de stupeur et de silence. Même les vieillards et les enfants se turent. Puis les images du Point 612 s’éteignirent, et la vie ordinaire recommença, un peu plus énervée, un peu plus aigre. L’humanité, par le moyen d’un peu plus de bruit, s’efforçait d’oublier ce qu’elle venait de comprendre en regardant les deux gisants du pôle : à quel point elle était ancienne, et lasse, même dans ses plus beaux adolescents.
Léonova ferma les yeux et secoua sa tête dans son casque. Quand elle releva les paupières, elle ne regardait plus dans la direction de l’homme. Elle descendit, et poussa Simon avec son genou.
Elle sortit de sa sacoche un petit instrument à cadran, fit quelques pas, et le mit en contact avec le bloc qui contenait la femme. Il y resta collé. Elle regarda le cadran, et dit d’une voix neutre dans son micro de visière :
— Température à la surface du bloc : moins 272 degrés centigrades.
Il y eut parmi les savants réunis dans la Salle des Conférences des murmures d’étonnement. C’était presque le zéro absolu.
Louis Deville, oubliant son micro, se leva pour crier sa question.
— Pouvez-vous demander au docteur Simon, pendant qu’il les regarde, si, en tant que médecin, il estime qu’ils sont vivants ?
— Ne restez pas à proximité des blocs ! dit la voix traduite de Hoover dans les écouteurs de Simon et de Léonova. Reculez ! Encore ! Vos combinaisons ne sont pas faites pour un froid pareil !...
Ils reculèrent vers le bas de l’escalier. Simon reçut la question de Deville. Cette question-là, il se la posait lui-même depuis un moment, avec angoisse. D’abord il n’avait eu aucun doute : cette femme était vivante, elle ne pouvait être que vivante... Mais c’était un désir, non une conviction. Et il cherchait maintenant les raisons objectives d’y croire, ou d’en douter. Il les énuméra dans son micro, parlant surtout pour lui-même.
— Ils étaient vivants quand le froid les a saisis. L’état de l’homme le prouve.
Il tendit son bras matelassé en direction du sexe oblique de l’homme.
— C’est un phénomène qu’on avait déjà constaté chez certains pendus. Il trahissait une congestion brutale, et un reflux du flot sanguin vers le bas du corps. De là vint la légende de la mandragore, cette racine magique, de forme humaine, qui naissait, sous les gibets, de la terre ensemencée par le sperme des pendus. Il se peut qu’une congestion analogue se soit produite au cours d’un refroidissement rapide. Elle n’a pu se produire que dans un corps encore vivant. Mais il est possible qu’un instant plus tard la mort ait suivi. Et même si ces deux êtres étaient dans un état de vie arrêtée, mais de vie possible après leur congélation, comment pouvons-nous savoir dans quel état ils sont aujourd’hui après 900 000 ans ?
Le diffuseur de la Salle des Conférences, qui transmettait directement la voix de Simon, trahit dans ses derniers mots l’angoisse du jeune médecin, et se tut.
Le physicien japonais Hoï-To, assis à la table du Conseil, fit remarquer :
— Il faudrait savoir à quelle température ils se trouvent. Notre civilisation n’a jamais réussi à obtenir le zéro absolu. Mais il semble que ces gens disposaient d’une technique supérieure. Ils y sont peut-être parvenus... Le zéro absolu, c’est l’immobilité totale des molécules. C’est-à-dire qu’aucune modification chimique n’est possible. Aucune transformation même infinitésimale... Or, la mort est une transformation. Si au centre de ces blocs règne le froid absolu[2], cet homme et cette femme se trouvent exactement dans le même état qu’au moment où ils y ont été plongés. Et ils pourraient rester ainsi pendant l’Eternité.
— Il y a une façon bien simple de savoir s’ils sont morts ou vivants, dit la voix de Simon dans le diffuseur. Et en tant que médecin, j’estime que c’est notre devoir : il faut essayer de les ranimer...
L’EMOTION dans le monde fut considérable. Les journaux criaient en énormes lettres de couleur : « Réveillez-les ! » ou bien : « Laissez-les dormir ! »
Selon les uns ou selon les autres, on avait le devoir impérieux de tenter de les rappeler à la vie, ou on n’avait absolument pas le droit de troubler la paix dans laquelle ils reposaient depuis un temps invraisemblable.
A la demande du délégué de Panama à l’O.N.U., l’Assemblée des Nations Unies fut convoquée, pour en délibérer.