Tous regardaient, écoutaient, saisis. C’était inconnu, inattendu, et en même temps cela les touchait profondément et personnellement comme si cet ensemble d’images et de sons avait été composé spécialement pour chacun, selon ses inspirations secrètes et profondes, à travers toutes les conventions et les barrières.
Hoover se secoua, se racla la gorge, toussa.
— Drôle de transistor, dit-il. Arrêtez ce machin.
Hoï-To retira la baguette du tube. Le cube s’éteignit et se tut.
Dans la chambre de l’infirmerie, chauffée à 30 degrés, la femme nue.
La femme de nouveau nue était étendue sur un lit étroit.
Des électrodes, des plaques, des bracelets fixés à ses poignets, à ses tempes, à ses pieds, à ses bras, la reliaient par des spirales et des zigzags de fils aux appareils de surveillance.
Deux masseuses massaient les muscles de ses cuisses. Un masseur massait les muscles de ses mâchoires. Une infirmière promenait sur son cou un émetteur d’infrarouges. Van Houcke lui palpait doucement la paroi du ventre. Les médecins, les infirmières, les techniciens, transpirant dans l’atmosphère surchauffée, énervés par cet évanouissement qui se prolongeait, regardaient, attendaient, donnaient à voix basse leur avis. Simon regardait la femme, regardait ceux qui l’entouraient, qui la touchaient. Il serrait les poings et les mâchoires.
— Les muscles répondent, dit Van Houcke. On dirait qu’elle est consciente...
Moïssov vint à la tête du lit, se pencha vers la femme, souleva une paupière, l’autre...
— Elle est consciente ! dit-il. Elle ferme les yeux volontairement... Elle n’est plus évanouie ni endormie...
— Pourquoi ferme-t-elle les yeux ? demanda Forster.
Simon éclata :
— Parce qu’elle a peur ! Si on veut qu’elle cesse d’avoir peur, il faut cesser de la traiter comme un animal de laboratoire !
II fit un geste de balai vers les cinq personnes réunies autour du lit.
— Otez-vous de là. Laissez-la tranquille ! dit-il.
Van Houcke protesta. Lebeau dit :
— Il a peut-être raison... Il a fait deux ans de psychothérapie avec Périer... Il est peut-être plus qualifié que nous, maintenant... Allez ! Enlevez tout ça...
Déjà, Moïssov ôtait les électrodes de l’encéphalographe. Les infirmiers débarrassèrent le corps étendu de tous les autres fils qui partaient de lui comme d’une proie dans une toile d’araignée. Simon saisit le drap rabattu au pied du lit et le ramena délicatement jusqu’aux épaules de la femme en laissant les bras dehors. Elle portait au majeur droit une grosse bague d’or dont le chaton avait la forme d’une pyramide tronquée. Simon prit l’autre main dans les siennes, la main gauche, la main nue, et la tint comme on tient un oiseau perdu qu’on cherche à rassurer.
Lebeau, sans bruit, fit sortir les infirmiers, les masseurs et les techniciens. Il glissa une chaise près de Simon, recula jusqu’au mur et fit signe aux autres médecins de l’imiter. Van Houcke haussa les épaules et sortit.
Simon s’assit, reposa sur le lit ses mains qui tenaient toujours celle de la femme, et commença à parler. Très doucement, presque chuchoté. Très doucement, très chaudement, très calmement, comme à une enfant malade qu’il faut rejoindre à travers les épouvantes de la souffrance et de la fièvre.
— Nous sommes des amis... dit-il. Vous ne comprenez pas ce que je vous dis, mais vous comprenez que je vous parle comme un ami... Nous sommes des amis... Vous pouvez ouvrir vos yeux... Vous pouvez regarder nos visages... Nous ne voulons que votre bien... Tout va bien... Vous allez bien... Vous pouvez vous réveiller... Nous sommes vos amis... Nous voulons vous rendre heureuse... Nous vous aimons...
Elle ouvrit les yeux et le regarda.
En bas, on avait examiné, pesé, mesuré, photographié divers objets dont on avait compris ou non l’usage. C’était maintenant le tour d’une sorte de gant-mitaine à trois doigts, le pouce, l’index, et un plus large pour le majeur, l’annulaire et l’auriculaire ensemble. Hoover souleva l’objet.
— Gant pour la main gauche, dit-il, en le présentant à l’objectif de la caméra enregistreuse.
Il chercha des yeux celui de la main droite. Il n’y en avait pas.
— Rectification, dit-il. Gant pour manchot !...
Il poussa sa main gauche à l’intérieur du gant, voulut replier les doigts. L’index resta raide, le pouce pivota, les trois autres doigts solidaires se replièrent vers la paume. Il y eut un choc étouffé, lumineux et sonore, et un hurlement. Le Roumain Ionescu, qui travaillait en face de Hoover, volait en l’air, les bras écartés, les jambes tordues, comme projeté par une force énorme, et allait s’écraser contre des appareils qu’il fracassa.
Hoover, stupéfait, leva sa main pour la regarder. Dans un fracas déchirant, le haut du mur d’en face et la moitié du plafond furent pulvérisés.
Il eut – juste ! – le bon réflexe, juste avant de faire sauter le reste du plafond et sa propre tête : il déplia les doigts...
L’air cessa d’être rouge.
— Well now !... dit Hoover. Il tenait à bout de bras, comme un objet étranger et horrible, sa main gauche gantée.
Elle tremblait.
— A weapon... dit-il.
La Traductrice traduisit en dix-sept langues :
— Une arme...
Elle avait refermé les yeux, mais ce n’était plus pour se cacher, c’était par lassitude. Elle paraissait accablée par une fatigue infinie.
— Il faudrait la nourrir, dit Lebeau. Mais comment savoir ce qu’ils mangeaient ?
— Vous l’avez tous assez vue pour savoir qu’elle est mammifère ! dit Simon furieux. DU LAIT !
Il se tut soudain. Tous se firent attentifs : elle parlait.
Ses lèvres bougeaient. Elle parlait d’une voix très faible. Elle s’arrêtait. Elle recommençait. On devinait qu’elle répétait la même phrase. Elle ouvrit ses yeux bleus et le ciel sembla emplir la chambre. Elle regarda Simon et répéta sa phrase. Devant l’évidence qu’elle n’avait aucune possibilité de se faire comprendre, elle referma les yeux et se tut.
Une infirmière apporta un bol de lait tiède. Simon le prit, et toucha doucement avec sa tiédeur le dos de la main qui reposait sur le drap.
Elle regarda. L’infirmière lui souleva le buste et la soutint. Elle voulut prendre le bol, mais les muscles délicats de ses mains n’avaient pas encore retrouvé leur force. Simon souleva le bol vers elle. Quand l’odeur du lait parvint à ses narines elle eut un sursaut, une grimace de dégoût, et se recula. Elle regarda autour d’elle et répéta sa même phrase. Elle cherchait visiblement à désigner quelque chose...
— C’est de l’eau ! Elle veut de l’eau ! dit Simon, soudain saisi par l’évidence.
C’était bien cela qu’elle voulait. Elle en but un verre, et la moitié d’un autre.
Quand elle fut de nouveau allongée, Simon posa sa main sur sa propre poitrine et dit doucement son nom :
— Simon...
Il répéta deux fois le mot et le geste. Elle comprit. En regardant Simon, elle souleva la main gauche, la posa sur son propre front et dit :
— Eléa.
Sans cesser de le regarder, elle recommença son geste et dit de nouveau :
— Eléa...
LES hommes qui avaient enlevé le corps de Ionescu pour l’emporter avaient eu l’impression de ramasser une enveloppe de caoutchouc emplie de sable et de cailloux. Il avait juste un peu de sang aux narines et aux coins de la bouche, mais tous ses os étaient brisés, et l’intérieur de son corps réduit en bouillie.
Il y avait plusieurs jours de cela, mais Hoover se surprenait encore à regarder furtivement sa main gauche, et à ramener trois doigts vers la paume, l’index et le pouce tendus. S’il se trouvait alors à proximité d’une bouteille de bourbon, ou à la rigueur de scotch, ou même d’un quelconque brandy, il se hâtait d’y puiser un réconfort dont il avait grand besoin. Il lui fallait tout son volumineux optimisme pour supporter la fatalité qui avait fait deux fois de lui, en quelques semaines, un meurtrier. Il n’avait, bien entendu, jusque-là jamais tué personne, mais il n’avait non plus jamais tué rien, ni un lapin à la chasse, ni un goujon à la pêche, ni une mouche, ni une puce.