Il est mort l’année dernière, épuisé. Son cour l’a laissé tomber. Je n’ai pas même eu le temps d’être là. Il n’avait sans doute jamais pensé à se perforer sa petite carte personnelle et à la glisser dans la fente de son médecin électronique. Mais il avait pensé à m’apprendre certaines choses que lui avait apprises son père, médecin en Auvergne. Par exemple, à tâter le pouls, à regarder une langue et le blanc d’un œil. C’est prodigieux ce que le pouls peut apprendre sur l’intérieur d’un homme. Non seulement sur l’état momentané de sa santé, mais sur ses tendances habituelles, son tempérament, et même sur son caractère, selon qu’il est superficiel ou enfoncé, agressif ou introuvable, unique ou doublé, étalé ou pointu, soyeux ou râpeux, selon qu’il passe tout droit ou qu’il fait le dos rond. Il y a le pouls du bien portant et celui du malade, il y a aussi le pouls du sanglier et celui du lapin.
J’ai aussi, bien entendu, comme tous les médecins, un diagnostiqueur et des petites cartes. Quel médecin n’en a pas ? Je ne m’en sers que pour rassurer ceux qui ont plus confiance dans la machine que dans l’homme. Ici, heureusement, ils ne sont pas nombreux. Ici, l’homme, ça compte.
QUAND Brivaux avait quitté la ferme de son père pour faire à Grenoble des études qui le passionnaient, il avait placidement bousculé les programmes et enjambé les étapes. Sorti premier de l’école d’électronique avec un an d’avance, il aurait pu transformer son diplôme d’ingénieur en un pont d’or vers n’importe quelle grande industrie du monde. Il avait choisi la Base Victor. Sans pont d’or. « Parce que, expliquait-il au Dr Simon, son ami, faire de l’électronique ici, c’est marrant... On est à deux doigts du pôle magnétique, en plein va-et-vient des particules ionisées, en plein souffle du vent solaire, et des tas de trucs encore qu’on ne connaît pas. Ça fait une salade intéressante. On peut bricoler... »
Il écartait les bras à l’horizontale et agitait les doigts, comme pour inviter les courants mystérieux de la Création à pénétrer dans son corps et à le parcourir. Simon souriait, l’imaginant, Neptune de l’électronique, debout au pôle, ses cheveux plantés dans les ténèbres du ciel, sa barbe rouge plongée aux flammes de la Terre, ses bras tendus dans le vent perpétuel des électrons, distribuant à la Nature les flux et les influx vivants de la planète-mère. Mais c’était dans le « bricolage » qu’il manifestait une sorte de génie. Ses gros doigts poilus étaient incroyablement adroits, et sa science, associée à un instinct infaillible, lui disait exactement ce qu’il fallait faire. Il sentait le courant comme les bêtes sentent l’eau. Et ses doigts, immédiatement, lui fabriquaient le piège efficace. Trois bouts de fil, un circuit, trois grenailles semi-conductrices, il tordait, assemblait, collait, soudait, une bulle de fumée, une odeur de résine, et ça y était, un cadran se mettait à vivre, une arabesque palpitait dans l’épaisseur de l’écran.
Le problème que lui posa Lancieux n’en était pas un pour lui. En moins d’une heure il avait trafiqué les trois sondeurs classiques, et les équipes repartaient. Ce qu’elles allaient chercher était tellement effarant qu’elles étaient persuadées de revenir bredouilles. A part Lancieux qui connaissait bien son appareil, tout le monde pensait que la petite ligne ondulée était l’effet d’un caprice du nouveau sondeur. Un « fantôme », comme disent les gens de la télévision.
Le soleil se laissait entamer par la montagne de glace quand ils revinrent. Tout était bleu, le ciel, les nuages, la glace, la buée qui sortait des narines, les visages. L’anorak rouge de Bernard avait la couleur d’une quetsche. Ils ne revenaient pas bredouilles. La ligne ondulée s’était inscrite sur leurs bandes enregistreuses. Sous la forme d’une ligne droite. Moins « détaillée », elle avait perdu sa petite frisure. Mais elle était là. Ils avaient bien trouvé ce qu’ils étaient allés chercher.
En comparant leurs relevés et celui de Lancieux, Grey avait pu localiser un point précis du sol sous-glaciaire. Il en projeta le profil sur l’écran du snodog. Cela semblait représenter un morceau d’escalier gigantesque renversé et brisé.
— Mes enfants, dit Grey d’une voix blanche, là... il y a là...
Il tenait dans sa main gauche un papier qui tremblait. Il se tut, se racla la gorge. Sa voix ne voulait plus sortir. Il frappait l’écran avec son feuillet qui se froissait.
Il avala sa salive, il éclata :
— Bon Dieu, merde ! C’est de la folie ! Mais ça existe ! Les quatre sondeurs peuvent pas déconner tous les quatre ! Non seulement il y a les ruines de je ne sais quoi, mais au milieu de cette caillasse, là, à cet endroit-là, juste là, il y a un émetteur d’ultra-sons qui fonctionne !
C’ETAIT ça, la petite ligne mystérieuse, c’était l’enregistrement du signal envoyé par cet émetteur qui fonctionnait, selon toute logique, depuis plus de 900 000 ans... C’était trop énorme à avaler, ça dépassait l’histoire et la préhistoire, ça démolissait tous les crédos scientifiques, ce n’était plus à l’échelle de ce que ces hommes savaient. Le seul qui acceptât l’événement avec placidité, c’était évidemment Brivaux. Le seul qui fût né et eût été élevé à la campagne. Les autres, dans les villes, avaient grandi au milieu du provisoire, de l’éphémère, de ce qui se construit, brûle, s’écroule, change, se détruit. Lui, au voisinage des roches alpines, avait appris à compter grand et à envisager la durée.
— Ils vont tous nous prendre pour des fous, dit Grey.
Il appela la base par radio et demanda l’hélicoptère pour ramener le groupe, d’urgence.
Mais il avait oublié la rougeole. Le dernier pilote disponible venait de se coucher.
— Y a André qui va mieux, dit le radio de la base, dans trois ou quatre jours on pourra vous l’envoyer. Mais pourquoi voulez-vous rentrer ? Qu’est-ce qui se passe ? Y a le feu à la banquise ?
Grey coupa. Cette plaisanterie stupide avait un peu trop servi.
Dix minutes plus tard, le chef de la base, Pontailler lui-même, rappelait, très inquiet. Il voulait savoir pourquoi la mission voulait rentrer. Grey le rassura, mais refusa de lui dire quoi que ce fût.
— Il ne suffit pas que je te le dise, il faut que je te le montre, dit-il. Sans quoi, tu penseras que nous sommes tous tombés sur la tête. Envoie-nous chercher dès que tu pourras.
Et il raccrocha.
Quand l’hélicoptère arriva au point 612, cinq jours plus tard, Pontailler était dedans, et fut le premier à sauter à terre.
Les hommes de Grey avaient passé ces cinq jours-là dans une excitation et une joie croissantes. Finie la stupeur due au premier choc, ils avaient accepté les ruines, accepté l’émetteur, les avaient faits leurs. Leur mystère même et leur invraisemblance les exaltaient comme des enfants qui entrent dans une forêt où des fées existent vraiment. Ils avaient accumulé les relevés et les enregistrements. Bernard, sur les coordonnées fournies par les appareils, travaillait à une sorte de plan cavalier, plein de « manques » et de parties blanches, mais qui prenait déjà l’allure d’un paysage fantastique, minéral, désert, brise, inconnu, mais humain.
Brivaux avait trafiqué un magnétophone et l’avait accouplé à l’enregistreur du nouveau sondeur. Il obtint une bande magnétique qu’il convia ses camarades à écouter. Ils n’entendirent rien, puis rien, et encore rien.
— Y a des clous, sur ton bidule ! grogna Eloi...
Brivaux sourit.
— Tout est dans le silence, dit-il. Vous ne pouvez pas entendre les ultra-sons. Mais ils sont là, je vous le garantis. Pour les entendre, il faudrait un réducteur de fréquence. Je n’en ai pas. Y en a pas à la base. Il faudra aller à Paris.