Il faudra aller à Paris. Ce fut également la conclusion de Pontailler quand il eut été mis au courant, qu’il eut refusé puis accepté enfin l’évidence de la découverte. On ne pouvait même pas parler de ça par radio, avec toutes les oreilles du monde qui écoutent jour et nuit les secrets et les bavardages. Il fallait porter tous les documents au siège à Paris. Le chef des Expéditions Polaires déciderait de les communiquer à qui ou qui. En attendant, chacun devait se taire. Comme disait Eloi, « ça risquait d’être quelque chose de fumant ».
Je l’ai pris, l’avion de Sydney. Avec deux semaines de retard, et le désir de revenir très vite. Je n’étais plus du tout tracassé par le désir du café-crème. Vraiment plus. Il y avait là, sous la glace, quelque chose de bien plus excitant que l’odeur des petits matins sur les Parisiens mal débarbouillés.
L’avion est monté sur son souffle comme une bulle de plastique sur un jet d’eau, il a tourné un peu sur place à la recherche de son cap, puis il a poussé un hurlement et a giclé vers le nord et vers le haut, à 50 degrés de pente. Malgré les sièges basculants et rembourrés comme des nourrices, ça fait un drôle d’effet de monter à une telle inclinaison, et une telle accélération. Mais c’est un avion qui ne transporte que des endurcis, et qui ne risque pas de casser des vitres au sol, avec ses « bangs ». Alors les pilotes s’en payent.
Il m’emportait avec mes cantines et ma serviette, celle-ci contenant, outre ma brosse à dents et mon pyjama, les microfilms des relevés et du plan cavalier de Bernard, la bande magnétique, et des lettres de Grey et de Pontailler authentifiant tout cela.
J’emportais aussi, sans m’en douter, le virus de la rougeole, qui allait faire le tout de la Terre sous le nom de rougeole australienne. Les labos pharmaceutiques ont fabriqué en toute hâte un nouveau vaccin. Ils ont gagné beaucoup d’argent.
Je ne suis arrivé à Paris que le surlendemain. J’ignorais qu’il était devenu très difficile de traverser les océans.
Dans notre isolement de glace, nous avions oublié les haines misérables et stupides du monde. Elles s’étaient encore enflées et raidies pendant ces trois années. Leur monstrueuse imbécilité évoquait pour moi des chiens énormes enchaînés les uns en face des autres, chacun tirant sur sa chaîne en râlant de fureur et ne pensant qu’à la rompre pour aller égorger le chien d’en face. Sans raison. Simplement parce que c’est un autre chien. Ou, peut-être, parce qu’il en a peur...
Je lus les journaux australiens. Il y avait de petits incendies bien entretenus un peu partout dans le monde. Ils avaient grandi depuis mon départ pour l’Antarctique. Et ils s’étaient multipliés. Sur toutes les frontières, à mesure que se levaient les barrières douanières, des barrières policières les remplaçaient. Débarqué sur l’aérodrome de Sydney, je ne fus autorisé ni à en sortir, ni à en repartir. Il manquait je ne sais quel visa militaire à mon passeport. Il me fallut trente-six heures de démarches furieuses pour pouvoir prendre enfin le jet à destination de Paris. Je tremblais qu’ils ne missent le nez dans mes microfilms. Qu’est-ce qu’ils auraient imaginé ? Mais personne ne me demanda d’ouvrir ma serviette. J’aurais pu aussi bien transporter des plans de bases atomiques. Ça ne les intéressait pas. Il fallait le visa. C’était la consigne. C’était stupide. C’était le monde organisé.
DES que Simon lui eut déballé le contenu de sa serviette, Rochefoux, le chef des Expéditions Polaires Françaises, prit les choses en main avec son énergie habituelle. Il avait près de quatre-vingts ans, ce qui ne l’empêchait pas de passer chaque année quelques semaines à proximité de l’un ou l’autre pôle. Son visage couleur brique, casqué de cheveux courts d’un blanc éclatant, ses yeux bleu ciel, son sourire optimiste le rendaient idéalement photogénique à la télévision, qui ne manquait pas une occasion de l’interviewer, de préférence en gros plan.
Ce jour-là, il les avait convoquées toutes, celles du monde entier, et toute la presse, à la fin de la réunion de la Commission de l’Unesco. Il avait décidé que le secret avait assez duré, et il avait l’intention de secouer l’Unesco comme un fox-terrier secoue un rat, pour obtenir toute l’aide nécessaire, et tout de suite.
Dans un grand bureau du 7e étage, des monteurs du Centre National de Recherches Scientifiques achevaient d’installer des appareils sous la direction d’un ingénieur. Rochefoux et Simon, debout devant la grande fenêtre, regardaient deux officiers trotter sur des chevaux acajou, dans la perspective rectangulaire de la cour de l’Ecole Militaire.
La place Fontenoy était pleine de joueurs de pétanque qui soufflaient dans leurs doigts avant de ramasser leurs boules.
Rochefoux grogna et se détourna. Il n’aimait ni les oisifs ni les militaires. L’ingénieur l’informa que tout était prêt. Les membres de la Commission commencèrent à arriver et à prendre place le long de la table, face aux instruments.
Ils étaient onze, deux Noirs, deux Jaunes, quatre Blancs, et trois allant du café au lait à l’huile d’olive. Mais leurs onze sangs mêlés dans une coupe n’eussent fait qu’un seul sang rouge. Dès que Rochefoux commença à parler, leur attention et leur émotion furent uniques.
Deux heures plus tard, ils savaient tout, ils avaient tout vu, ils avaient posé cent questions à Simon, et Rochefoux concluait, en montrant sur un écran un point de la carte qui y était projeté :
— Là, au point 612 du Continent antarctique, sur le parallèle 88, sous 980 mètres de glace, il y a les restes de quelque chose qui a été construit par une intelligence et ce quelque chose émet un signal. Depuis 900 000 ans, ce signal dit. « Je suis là, je vous appelle, venez... » Pouf la première fois, les hommes viennent de l’entendre. Allons-nous hésiter ? Nous avons sauvé les temples de la vallée du Nil. Mais l’eau montante du barrage d’Assouan nous poussait au derrière. Ici, évidemment, il n’y a pas nécessité, il n’y a pas urgence ! Mais il y a quelque chose de plus grand. Il y a le devoir ! Le devoir de connaître. De savoir. On nous appelle. Il faut y aller ! Cela demande des moyens considérables. La France ne peut pas faire tout. Elle fera sa partie ! Je demande aux autres nations de se joindre à elle.
Le délégué américain désirait quelques précisions. Rochefoux le pria de patienter, et continua :
— Ce signal, vous l’avez vu sous la forme d’une simple ligne inscrite sur un quadrillage. Maintenant, grâce à mes amis du C.N.R.S., qui l’ont ausculté de toutes les façons possibles, je vais vous le faire entendre...
Il fit un signe à l’ingénieur, qui mit un nouveau circuit sous tension.
Il y eut d’abord, dans l’écran de l’oscilloscope, une ligne lumineuse raide comme le mi d’un violon, tandis qu’éclatait un sifflement suraigu qui fit grimacer Simon. Le Noir le plus noir passa une langue rosé sur ses lèvres crevassées. Le Blanc le plus blond mit son auriculaire droit dans son oreille et l’agita violemment. Les deux Jaunes fermaient complètement les fentes de leurs yeux. L’ingénieur du C.N.R.S. tourna lentement un bouton. Le suraigu devint aigu. Les muscles se détendirent. Les mâchoires se décrispèrent. L’aigu baissa en miaulant, le sifflement devint un trille. On commença à tousser et à se racler la gorge. Sur l’écran de l’oscilloscope, la ligne droite était maintenant ondulée.
Lentement, lentement, la main de l’ingénieur faisait descendre au signal, de l’aigu au grave, toute l’échelle des fréquences. Quand il parvint à la limite des infra-sons, ce fut comme une masse de feutre frappant toutes les quatre secondes la peau d’un tambour gigantesque. Et chaque coup faisait trembler les os, la chair, les meubles, les murs de l’Unesco jusque dans leurs racines. C’était pareil au battement d’un cœur énorme, le cœur d’une bête inimaginable, le cœur de la Terre elle-même.