TITRES de la presse française : « La plus grande découverte de tous les temps », « Une civilisation congelée », « L’Unesco va faire fondre le pôle Sud ».
Titre d’un journal anglais : « Who or What ? »
Une famille française en train de dîner : les Vignont. Le père, la mère, le fils et la fille sont assis du même côté de la table en demi-lune. Le cadran TV, accroché au mur en face d’eux, diffuse le journal télévisé. Les parents sont gérants d’un magasin de vente de l’Union Européenne des Chaussures. La fille suit les cours de l’Ecole des Arts Déco. Le fils traîne entre le deuxième et le troisième baccalauréat.
L’écran diffuse l’interview d’une ethnologue russe, transmise en direct par satellite. Elle parle en russe. Traduction immédiate.
— Madame, vous avez demandé à faire partie de l’expédition chargée d’élucider ce qu’on appelle le mystère du pôle Sud, Vous espérez donc trouver des traces humaines sous 1 000 mètres de glace ?
L’ethnologue sourit.
— S’il y a une ville, elle n’a pas été construite par des pingouins...
Il n’y a pas de pingouins au Sud, il n’y a que des manchots. Mais une ethnologue n’est pas forcée de le savoir.
Interview du secrétaire général de l’Unesco. Il annonce que les Etats-Unis, l’U.R.S.S., l’Angleterre, la Chine, le Japon, l’Union Africaine, l’Italie, l’Allemagne et d’autres nations ont fait savoir qu’ils apporteraient leur plein concours matériel à l’entreprise de déglaciation du point 612. Les préparatifs vont être accélérés. Tout sera à pied d’œuvre pour le début du prochain été polaire.
Interview des passants sur les Champs-Elysées :
— Vous savez où c’est le pôle Sud ?
— Ben... heu...
— Et vous ?
— Ben... c’est par là-bas...
— Et vous ?
— C’est au sud !
— Bravo ! Vous aimeriez y aller ?
— Ben non, alors.
— Pourquoi ?
— Ben, il y fait bien trop froid. A la table en demi-lune, Vignont-la mère hoche la tête :
— Ce qu’ils sont bêtes de poser des questions pareilles ! dit-elle.
Elle réfléchit une seconde et ajoute :
— Sans compter qu’il doit pas y faire chaud...
Vignont-le père remarque :
— Qu’est-ce que ça va coûter encore comme argent !... Ils feraient mieux de faire des parkings...
L’écran diffuse le plan cavalier de Bernard.
— C’est quand même drôle de trouver ça à cet endroit, dit la mère.
— C’est pas nouveau, dit la fille, c’est du précolombien...
Le fils ne regarde pas. En mangeant, il lit les aventures dessinées de Billy Budd. Sa sœur le secoue.
— Regarde un peu ! C’est quand même marrant, non ?
Il hausse les épaules.
— Des conneries, dit-il.
UN engin monstrueux s’enfonçait dans le flanc de la montagne de glace, projetant derrière lui un nuage de débris transparents que le soleil transperçait d’un arc-en-ciel.
La montagne était déjà creusée d’une trentaine de galeries tout autour desquelles avaient été installés, au cœur vif de la glace, les entrepôts et les émetteurs radio et TV de l’Expédition Polaire Internationale, en abrégé l’E.P.I. C’était un beau nom. La ville dans la montagne se nommait EPI 1 et celle qui était abritée sous la glace du plateau 612 se nommait EPI 2. EPI 2 comprenait toutes les autres installations, et la pile atomique qui fournissait la force, la lumière et la chaleur aux deux villes protégées et à EPI 3, la ville de surface, composée des hangars, des véhicules et de toutes les machines qui attaquaient la glace de toutes les façons que la technique avait pu imaginer. Jamais une entreprise internationale d’une telle ampleur n’avait été réalisée. Il semblait que les hommes y eussent trouvé, avec soulagement, l’occasion souhaitée d’oublier les haines, et de fraterniser dans un effort totalement désintéressé.
La France étant la puissance invitante, le français avait été choisi comme langue de travail.
Mais pour rendre les relations plus faciles, le Japon avait installé à EPI 2 une Traductrice universelle à ondes courtes. Elle traduisait immédiatement les discours et dialogues qui lui étaient transmis, et émettait la traduction en 17 langues sut 17 longueurs d’ondes différentes. Chaque savant, chaque chef d’équipe et technicien important, avait reçu un récepteur adhésif, pas plus grand qu’un pois, à la longueur d’onde de sa langue maternelle, qu’il gardait en permanence dans l’oreille, et un émetteur-épingle qu’il portait agrafé sur la poitrine ou sur l’épaule. Un manipulateur de poche, plat comme une pièce de monnaie, lui permettait de s’isoler du brouhaha des mille conversations dont les 17 traductions se mélangeaient dans l’éther comme un plat de spaghetti de Babel, et de ne recevoir que le dialogue auquel il prenait part.
La pile atomique était américaine, les hélices lourds étaient russes, les survêtements molletonnés étaient chinois, les bottes étaient finlandaises, le whisky irlandais et la cuisine française. Il y avait des machines et des appareils anglais, allemands, italiens, canadiens, de la viande d’Argentine et des fruits d’Israël. La climatisation et le confort à l’intérieur d’EPI 1 et 2 étaient américains. Et ils étaient si parfaits qu’on avait pu accepter la présence des femmes.
LE Puits.
Il s’enfonçait dans la glace translucide, à la verticale du point où avait été localisé l’émetteur du signal. Il avait onze mètres de diamètre. Une tour de fer semblable à un derrick le dominait, trépidante de moteurs, fumante de vapeurs que le vent transformait en écharpes de neige. Deux ascenseurs emportaient vers les profondeurs de la taille les hommes et le matériel qui s’enfonçaient un peu plus chaque jour vers le cœur du mystère.
A moins neuf cent dix-sept mètres, les mineurs du froid trouvèrent dans la glace un oiseau.
Il était rouge, avec le ventre blanc, les pattes corail, une aigrette de la même couleur, dépeignée, le bec jaune, trapu, entrouvert, l’œil roux et noir, brillant. Avec ses ailes à demi déployées, distordues, sa queue retroussée en éventail, ses pattes raidies en coup de frein, il avait l’air de se débattre dans une rafale de vent arrière. Il était hérissé comme une flamme.
On découpa autour de lui un cube de glace et on l’envoya vers la surface.
Le comité directeur de l’expédition décida de le laisser dans son emballage naturel. Il fut placé dans un réfrigérateur transparent, et les savants commencèrent à discuter de son sexe et de son espèce. La TV fit connaître son image au monde entier.
Quinze jours plus tard, en plumes, en peluche, en soie, en laine, en duvet, en plastique, en bois, en n’importe quoi, il inondait la mode et les magasins de jouets.
Au fond du puits, les tailleurs de glace venaient d’atteindre les ruines.
LE professeur Joao de Aguiar, délégué du Brésil, président en exercice de l’Unesco, monta à la tribune et fit face à l’assistance. Il était en habit. Dans la grande salle des conférences, il y avait ce soir non seulement des savants, des diplomates et des journalistes, mais aussi le Tout-Paris très parisien et le Tout-Paris international.
Au-dessus de la tête du professeur de Aguiar, le plus grand écran de TV du monde occupait presque tout le mur du fond. Il allait recevoir et montrer en relief holographique l’émission partie du fond du Puits, émise par l’antenne d’EPI 1 et relayée par le satellite Trio.