— Défonce !
Grandjean était costaud. Il prit son élan, heurta par trois fois l’huis, qui céda enfin, charnières arrachées.
— Doucement… Attention…
Ils avaient chacun une arme à la main. Le commutateur de la salle à manger fut le premier tourné. Sur la table couverte d’une nappe à carreaux rouges, il y avait encore les assiettes sales du dîner et une carafe qui contenait un reste de vin blanc. Maigret le but, à même la carafe.
Dans le salon, rien ! Des housses sur les fauteuils. Une atmosphère poisseuse de pièce jamais habitée.
Un chat fut seul à se sauver de la cuisine, aux murs de céramique blanche.
L’inspecteur regardait Maigret avec inquiétude. Ils s’engagèrent bientôt dans l’escalier, arrivèrent au premier étage, où trois portes entouraient le palier.
Le commissaire ouvrit celle de la chambre en façade.
Un courant d’air, venant de la vitre brisée, agitait le store. Dans le fauteuil, ils virent une chose saugrenue, un manche à balai posé en travers, entouré à son sommet d’une boule de chiffons qui, dépassant le dossier du fauteuil, donnait, de l’extérieur, en ombre chinoise, l’impression d’une tête.
Maigret ne sourit même pas, ouvrit une porte de communication, éclaira une seconde chambre à coucher, qui était vide.
Dernier étage. Une mansarde avec des pommes posées sur le plancher à deux ou trois centimètres les unes des autres et des chapelets de haricots verts pendus à la poutre. Une chambre qui devait être une chambre de bonne, mais qui ne servait pas, car elle ne contenait qu’une vieille table de nuit.
Ils redescendirent. Maigret traversa la cuisine, gagna la cour. Elle était orientée à l’est, et de ce côté grandissait le halo sale de l’aube.
Une petite remise… Une porte qui bougeait…
— Qui va là ?… tonna-t-il en brandissant son revolver.
Il y eut un cri d’effroi. La porte, qui n’était plus retenue de l’intérieur, s’ouvrit d’elle-même et l’on vit une femme qui tombait à genoux, qui clamait :
— Je n’ai rien fait !… Pardon !… Je… Je…
C’était Mme Michonnet, les cheveux en désordre, les vêtements maculés du plâtre de la remise.
— Votre mari ?
— Je ne sais pas !… Je jure que je ne sais rien !… Je suis assez malheureuse !…
Elle pleurait. Toute sa chair abondante semblait s’amollir, s’écrouler. Son visage paraissait dix ans plus vieux que d’habitude, tuméfié par les larmes, décomposé par la peur.
— Ce n’est pas moi !… Je n’ai rien fait !… C’est cet homme, en face…
— Quel homme ?…
— L’étranger… Je ne sais rien !… Mais c’est lui, vous pouvez en être sûr !… Mon mari n’est pas un assassin ni un voleur… Il a toute une vie d’honnêteté derrière lui !… C’est lui !… Avec son mauvais œil !… Depuis qu’il s’est installé au carrefour, tout va mal… Je…
Un poulailler était plein de poules blanches, qui picoraient le sol couvert de beaux grains jaunes de maïs. Le chat s’était juché sur un appui de fenêtre et ses yeux luisaient dans la demi-obscurité.
— Relevez-vous…
— Qu’est-ce que vous allez me faire ?… Qui a tiré ?…
C’était pitoyable. Elle avait près de cinquante ans et elle pleurait comme une enfant. Elle était désemparée. Au point que, quand elle fut debout et que Maigret, d’un geste machinal, lui tapota l’épaule, elle se jeta presque dans ses bras, posa en tout cas sa tête sur la poitrine du commissaire, se raccrocha aux revers de son veston en gémissant :
— Je ne suis qu’une pauvre femme, moi !… j’ai travaillé toute ma vie !… Quand je me suis mariée, j’étais caissière dans le plus grand hôtel de Montpellier.
Maigret l’écartait, mais ne pouvait mettre fin à ces confidences plaintives.
— J’aurais mieux fait de rester comme j’étais… Car on me considérait… Quand je suis partie, je me souviens que le patron, qui avait de l’estime pour moi, m’a dit que je regretterais sa maison…
» Et c’est vrai !… J’ai trimé plus dur que jamais…
Elle fondait à nouveau. La vue de son chat ranima sa détresse.
— Pauvre Mitsou !… Tu n’y es pour rien non plus, toi !… Et mes poules, mon petit ménage, ma maison !… Tenez ! je crois, commissaire, que je serais capable de tuer cet homme-là s’il était devant moi !… Je l’ai senti le premier jour que je l’ai vu… Rien que son œil noir…
— Où est votre mari ?…
— Est-ce que je sais ?
— Il est parti hier au soir de bonne heure, n’est-ce pas ? Exactement après la visite que je lui ai faite !… Il n’était pas plus malade que moi…
Elle ne savait que répondre. Elle regardait vivement autour d’elle comme pour chercher un appui.
— C’est vrai qu’il a la goutte…
— Mlle Else est déjà venue ici ?
— Jamais ! s’écria-t-elle avec indignation. Je ne veux pas de pareilles créatures chez moi…
— Et M. Oscar ?
— Vous l’avez arrêté ?
— Presque !
— Il ne l’a pas volé non plus… Mon mari n’aurait jamais dû voir des gens qui ne sont pas de notre monde, qui n’ont aucune éducation… Ah ! si seulement on écoutait les femmes… Dites ! qu’est-ce que vous croyez qu’il va se passer ?… J’entends des coups de feu tout le temps… S’il arrivait quelque chose à Michonnet, il me semble que je mourrais de honte !… Sans compter que je suis trop vieille pour me remettre à travailler…
— Rentrez chez vous…
— Qu’est-ce que je dois faire ?
— Buvez quelque chose de chaud… Attendez. Dormez si vous le pouvez…
— Dormir ?…
Et, sur ce mot, ce fut un nouveau déluge, une crise de larmes, mais qu’elle dut achever toute seule, car les deux hommes étaient sortis.
Maigret revint pourtant sur ses pas, décrocha le récepteur téléphonique.
— Allô ! Arpajon ?… Police !… Voulez-vous me dire quelle communication a été demandée par la ligne que j’occupe, au cours de la nuit ?
Il fallut attendre quelques minutes. Enfin il eut la réponse.
— Archives 27-45… C’est un grand café de la Porte Saint-Martin…
— Je sais… Vous avez eu d’autres communications du Carrefour des Trois-Veuves ?…
— A l’instant… Du garage, on me demande des gendarmeries…
— Merci !
Quand Maigret rejoignit l’inspecteur Grandjean sur la route, une pluie fine comme un brouillard commençait à tomber. Le ciel, néanmoins, devenait laiteux.
— Vous vous y retrouvez, vous, commissaire ?
— A peu près…
— Cette femme joue la comédie, n’est-ce pas ?
— Elle est tout ce qu’il y a de plus sincère…
— Pourtant… son mari…
— Celui-là, c’est une autre paire de manches. Un honnête homme qui a mal tourné. Ou, si tu préfères, une canaille qui était née pour faire un honnête homme… Il n’y a rien de plus compliqué !… Ça se ronge pendant des heures pour découvrir un moyen de s’en tirer… Ça imagine des complications inouïes… Ça vous joue un rôle à la perfection… Par exemple, il reste à savoir ce qui, à un moment donné de son existence, l’a décidé à s’établir canaille, si je puis dire… Enfin reste à savoir aussi ce qu’il a bien pu imaginer pour cette nuit…
Et Maigret bourra une pipe, s’approcha de la grille des Trois-Veuves. Il y avait un agent en faction.
— Rien de nouveau ?
— Je crois qu’on n’a rien trouvé… Le parc est cerné… Néanmoins, on n’a vu personne…
Les deux hommes contournèrent le bâtiment qui devenait jaunâtre dans le clair-obscur et dont les détails d’architecture commençaient à se dessiner.
Le grand salon était exactement dans le même état que lors de la première visite de Maigret : le chevalet portait toujours l’ébauche d’une tapisserie à grandes fleurs cramoisies. Un disque, sur le phonographe, renvoyait deux reflets en forme de diabolo. Le jour naissant pénétrait dans la pièce à la manière d’une vapeur aux étirements irréguliers.