Il s’empara de l’escarpin et le passa au pied de sa nurse lequel se montra plus court d’une ou deux pointures. La jeune fille en conçut un légitime orgueil.
Puis il s’agenouilla sur le tapis et se mit à couvrir le soulier de baisers éperdus. Il comptait sur une violente érection qui ne se produisit point. Cette carence inhabituelle le surprit car, généralement, il fantasmait violemment sur les éléments vestimentaires féminins.
Avec dépit, il arracha la chaussure et la lança loin de lui.
— Nous devrions mettre un peu de musique, suggéra Victoria.
Il acquiesça. Elle s’en fut enclencher l’appareil chargé d’une sélection de morceaux qu’il aimait. Les premières mesures de Lohengrin s’élevèrent.
Le nain sentit aussitôt la paix descendre en son âme bouillonnante. Il ferma les yeux, croisa ses brèves mains sur son ventre et se laissa glisser dans une espèce de tendre chagrin inexplicable qui lui amena des larmes.
4
Plus tard, dans la soirée, sir David quitta sa coquette maison de poupée pour, dit-il, prendre l’air du quartier. Il refusa que Victoria l’accompagne et elle s’inclina devant cette lubie. Le nain n’était vêtu que d’un blouson de daim, de chez Welsh et Jefferies, les fournisseurs du prince de Galles. Il portait un béret écossais de highlander, dans les teintes vert et rouge qui, vu sa taille, lui donnait un aspect de petit garçon mal poussé.
Les rues, presque désertes à cette heure, commençaient à sentir l’automne, et la bise nocturne se montrait coupante. Sir David gagna Berkeley Square, à deux pas de son domicile, et marcha jusqu’au Clermont, le club le plus aristocratique et donc le plus fermé de la capitale. Malgré ses quartiers de noblesse, on ne l’y avait pas admis, à cause de son nanisme, évidemment.
Il en avait éprouvé une humiliation que rien ne pouvait tempérer. Il savait qu’un jour il incendierait ce lieu inaccessible, aussi, dans ses périodes de grande agitation, venait-il en étudier les abords afin de supputer la manière dont il s’y prendrait.
L’immeuble du 44 comportait une porte bleu vif. Par les fenêtres du premier étage, on parvenait à discerner les plafonds à caissons à travers les lourds rideaux de soie claire. Nul bruit se sourdait de l’endroit que le nain supposait gourmé et ennuyeux. Le sous-sol abritait une discothèque aussi huppée que le club. On y accédait par un très laid sas noir plaqué contre l’immeuble, à gauche du perron.
La boîte s’appelait Annabelle.
Un soir, lady Di et sa belle-sœur y débarquèrent, travesties en policewomen, espérant faire croire à une descente de police. Elles furent aussitôt reconnues et fêtées. Cet épisode a profondément marqué les mémoires londoniennes et permet de mesurer quelle frustration serait infligée au Royaume-Uni si ses tribulations sentimentales devaient empêcher un jour la princesse de régner.
Des Rolls, des Bentley ainsi que de misérables Mercedes 600 stationnaient aux abords du Clermont. Sir David se demanda un instant s’il convenait ou non de crever les pneus de ces nobles véhicules. Cette innocente plaisanterie lui demeurait habituelle depuis son plus jeune âge. Jadis, il se dissimulait sur les lieux de ses déprédations pour en savourer les conséquences. Il aimait voir la mine embarrassée des graves gentlemen quand ils découvraient leur voiture sottement inclinée.
Sans doute se serait-il offert quelques pneumatiques majestueux, si un élément extérieur n’avait mobilisé son attention. Une Daimler bordeaux, flambant neuve, survenait dans un ralenti somptueux et manœuvrait pour s’insérer entre deux Rolls-Royce. Elle y parvint sans encombre et sir John, l’aîné de David, sortit de l’auto en tenue de soirée, un camélia blanc à la boutonnière. Le nain le jugea particulièrement beau et racé, ce qui attisa la haine paisible qu’il lui vouait.
Son frère gravit le perron du club d’une démarche souveraine et sonna. On lui ouvrit presque instantanément. Il fut accueilli avec déférence par un réceptionniste grisonnant. On sentait que John se comportait en habitué des lieux. La porte bleue se referma. Le cadet des Bentham éprouva une sensation de froid ; chaque fois qu’une bouffée de rage le saisissait, il se mettait à grelotter.
Il resta un long moment dans l’ombre, à claquer des dents convulsivement. Des sentiments violents mais confus l’agitaient. Il croyait ressentir des prémonitions. N’était-ce pas l’une d’elles qui l’avait induit à cette sortie nocturne ?
Sir David s’approcha de la Daimler et la compissa à en essorer sa vessie. Sa rancœur glacée continuait de l’étreindre au point que les battements de son cœur s’accéléraient. Quand il se fut rajusté, il tenta d’ouvrir une portière, las ! ce salaud avait verrouillé son carrosse, naturellement. Une belle idée lui vint, qui lui apporta un certain réconfort. David s’éloigna, courant presque, et gagna la demeure des Bentham dont il possédait la clé.
L’immeuble de brique baignait dans la savante pénombre de la rue. Seul, l’appartement de lady Muguette restait encore éclairé, car sa mère se couchait fort tard. Elle compensait la brièveté de ses nuits par une sieste après le lunch, qu’elle assurait réparatrice.
Son fils cadet entra et coupa le signal d’alarme que Mrs. Macheprow, l’intendante, branchait avant de gagner les étages.
Après quoi, il se rendit à l’office et pénétra dans un vaste réduit réfrigéré où l’on entreposait les denrées alimentaires. Il s’empara de deux harengs saurs (le lord en consommait presque quotidiennement), les enveloppa d’une feuille de papier d’étain, puis repartit dans la nuit humide qui formait un halo autour des réverbères.
De retour à la voiture de John, il enfonça les poissons dans chacun des deux pots d’échappement. Cette manœuvre accomplie, il sentit que sa sérénité le réintégrait. Ce n’était pas la première fois qu’il se livrait à ce genre de facétie. Il sourit en songeant à l’effroyable odeur que répandrait la luxueuse automobile. L’avocat mettrait plusieurs jours à en découvrir l’origine. Mais était-ce là une « punition » suffisante ?
Le petit homme estima que non.
La lumière d’une cabine téléphonique rouge éclairait un coin de rue déserte. Sir David conservait sur soi plusieurs cartes afin de n’être jamais pris au dépourvu. Il pénétra dans le local vitré et se mit à réfléchir avant de décrocher l’appareil. Il savait sa voix trop singulière pour être travestie. A plusieurs reprises il s’y était risqué, mais aucune de ses tentatives n’avait réussi. De guerre lasse, il composa le numéro de son frère ; lady Mary devait dormir profondément car elle fut longue à répondre et encore le fit-elle d’une voix brumeuse.
Le nain plaqua sa main sur l’émetteur et écouta les questions de plus en plus lucides et donc inquiètes de sa belle-sœur. Quand il sentit que, faute de réponses, elle allait raccrocher, il dégagea le combiné téléphonique et, de toutes ses forces, émit un hurlement de loup-garou qui arracha un cri à la jeune femme.
Satisfait, il rentra chez lui.
5
Miss Victoria l’attendait en lisant l’un de ces affreux gros romans imprimés sur du méchant papier pour latrines de caserne. Elle portait de grosses lunettes rondes à monture de bois qui lui faisaient l’air étonné.
Elle ne l’interrogea pas à propos de sa sortie nocturne, sachant combien la chose eût été inutile.
— Lady Mary vient de téléphoner à l’instant, annonça-t-elle. Elle souhaitait vous parler.