Le petit homme resta impassible.
— Que lui avez-vous dit ?
— Que vous dormiez depuis longtemps déjà.
Il accueillit l’annonce de cet appel nocturne avec maussaderie. Ainsi donc, la donzelle l’avait, sinon reconnu, du moins soupçonné d’être l’auteur de la mauvaise farce. Il décida de la punir de sa perspicacité.
Elle le haïssait depuis toujours, l’avait en répulsion profonde ; cela se sentait à la manière dont elle lui retirait sa main qu’il s’apprêtait à baiser. Il rêvait du jour où il parviendrait à la violer avec une betterave terreuse. Ce projet s’inscrivait dans de plaisantes perspectives, difficiles à réaliser, certes, mais qui lui semblaient inéluctables.
Mary était une personne hautaine, rigide, à qui il avait joué quelques années auparavant un bien vilain tour. Cela remontait à la naissance de l’enfant (provisoirement unique) qu’elle avait eu avec John. Le couple avait décidé de lui donner un prénom français pour honorer lady Muguette. Consultée, l’heureuse grand-mère avait choisi d’appeler l’enfant Robert-Pierre. Sir John avait prié son frère nabot de l’accompagner à l’état civil pour la transcription, celui-ci parlant mieux le français que lui. A l’instar de beaucoup d’Anglais, et bien que de mère francophone, l’avocat développait une farouche allergie à la langue de Molière. Ce fut donc à David qu’il confia la mission de remplir le formulaire. Par espièglerie, celui-ci, à la rubrique « prénom usuel » écrivit « Robespierre » en caractères d’imprimerie incontestables au lieu de « Robert-Pierre ». L’énormité ne fut découverte que beaucoup plus tard, donc trop tard. C’est ainsi que le gotha britannique compte un petit-fils de lord portant le nom du plus sanguinaire des révolutionnaires d’outre-Channel.
Mais l’existence ne s’arrête pas à de si petites misères et rien ne dit que le jeune noble affublé de cet étrange prénom n’en retirera pas quelque avantage un jour.
Miss Victoria demanda à son amant s’il souhaitait faire l’amour avec l’escarpin. A sa grande surprise, il déclina l’offre. De même il refusa la fellation qu’elle suggérait. Il était mortifié à l’idée que les soupçons de sa belle-sœur se fussent immédiatement portés sur lui. Son amour-propre se trouvait cruellement blessé. Il eut la certitude de ne pouvoir différer des représailles.
Il se dévêtit et se coucha dans une posture qui lui était familière : à plat ventre, les fesses relevées, comme un adepte de la sodomie passive. Il tenait ses petites mains potelées croisées sur sa nuque et produisait, en respirant, un grognement animal.
La nurse s’étendit sur la natte molletonnée lui tenant lieu de lit. Elle ne partageait celui de David que lorsqu’il le lui ordonnait, généralement quand il ressentait du vague à l’âme à cause de sa dérisoire condition.
Elle se dit qu’il n’avait tué personne depuis bientôt quinze jours et qu’il commençait à être « en manque ».
Ses parents avaient marqué une certaine surprise quand il exigea d’engager une nurse.
— Une infirmière, voulez-vous dire, David ? crut bon de rectifier lady Bentham.
Son regard la dissuada de protester plus avant.
— Ce sera une nurse, mère. Elle me promènera dans un vrai landau à Hyde Parke, Saint James Park, Green Park, Regents Park ou Ranelagh Gardens. Elle me fera prendre des biberons dosés moitié lait moitié punch. Et aussi me donnera le sein, si mon désir m’y porte. »
Lord Jeremy, qui traversait chaque matin une période de lucidité, demanda :
— Mais où diantre voulez-vous que nous dénichions une personne acceptant de jouer un tel rôle avec un adulte ?
— Je l’ai trouvée ! coupa le cadet de la famille.
— Où donc, grand Dieu ?
— Là où l’on rencontre généralement les nurses, père : dans un jardin public.
— Vous l’avez entretenue de ce caprice ?
— Elle n’a pas eu l’air de considérer que cela en était un.
Le vieil homme eut un ricanement déplaisant.
— Je vois. Elle vous a parlé de ses gages ?
— Elle ne réclame que les émoluments pratiqués dans sa profession.
Comme il ne s’agissait pas de la première « folie » de leur fils, les Bentham n’insistèrent pas. Le nain eut carte blanche pour acheter un landau approprié à ses desseins. Il se mit en contact avec un fabricant réputé qui assurait le confort des rejetons illustres. Il expliqua ce qu’il souhaitait. L’homme aimait son métier. Il lui plut de concevoir un véhicule qui convînt au bourgeon atrophié d’une famille fameuse. Il travailla sur les plans en compagnie de son futur utilisateur.
Le landau se devait d’être haut sur roues et profond de nacelle car David projetait de s’y tenir assis confortablement. La capote se manœuvrait électriquement de l’intérieur. De nombreux vide-poches, faciles d’accès (pour le « bébé »), servaient au rangement d’accessoires peu en rapport avec la pédiatrie. Une cibi incorporée permettait au « passager » de rester en contact avec les émetteurs de la police londonienne ; cet élément fut posé après la livraison de la voiture, de même que le pistolet-mitrailleur dissimulé dans le capiton de celle-ci. Raffinement suprême : l’engin comportait un ustensile qu’il est rare de mettre à la disposition des bébés, à savoir un cendrier conjugué allume-cigare. Ce chef-d’œuvre, peint en blanc et bleu, fut réalisé en un temps record ; tout porte à croire qu’il sera exposé un jour dans quelque musée du crime.
Assez tôt, le lendemain, lady Muguette se présenta chez son second fils, l'air maussade. Cette artiste avait admirablement su négocier son changement de condition et rien dans ses gestes ni ses paroles ne trahissait ses origines plébéiennes. Bien des personnes de la noblesse anglaise s'inspiraient même de ses manières exquises.
L'âge venant ajoutait à son charme discret. Sa chevelure grise aux reflets bleutés s'harmonisait avec son regard céleste. Ses rides restaient encore inoffensives et un régime léger, mais assidu, lui gardait un tour de taille d'adolescente. Une gentillesse indifférente travestissait quelque peu son manque d'intérêt pour autrui, lui donnait l'expression amène.
Depuis son mariage avec lord Jeremy, elle tenait son rang avec une constance irréprochable. Ses deux maternités représentaient l’exécution d’un contrat. Son mari voulait une descendance, elle la lui avait fournie. Certes, la venue d’un nain gâtait sensiblement sa satisfaction ; elle l’acceptait cependant avec philosophie, convaincue depuis toujours que les misères de ce monde n’arrivent pas qu’aux autres.
Quand elle pénétra chez sir David, ce dernier accomplissait sa séance de culture physique quotidienne, attelé à un extenseur sophistiqué chargé de développer sa musculature. Le petit homme possédait des biceps de déménageur de pianos dont il se montrait fier. Il détenait une force antérieure peu commune chez un individu d’un mètre zéro quatre.
Il mettait, pour ce travail physique, un slip en similipeau de tigre et une ceinture de cuir abdominale qui renforçaient la dérision provoquée pat sa petite taille.
En voyant surgir sa mère, il sut aussitôt ce qui, exceptionnellement, l’amenait.
Arrêtant d’actionner les poignées de son appareil, il adopta une attitude déférente :
— Bonjour, mère. Qu’est-ce qui me vaut le plaisir de votre visite ?
Elle l’accabla de ses yeux pâles :
— La chaussure qui gît dans votre salon, mon cher. Hier, quand la princesse s’est mise à la chercher, j’ai aussitôt compris que vous étiez l’auteur de ce mauvais tour. J’ai prétendu que nous avions un chiot turbulent et nous avons feint d’explorer la maison ; mais cette blague[2] a gâché ma réception. Il a fallu que nous trouvions des escarpins pour lady Diana afin qu’elle puisse repartir décemment. Mais cette grande bringue[3] chausse du je-ne-sais-combien et, seuls les souliers de Rosemary, la cuisinière, lui allaient. Comment voulez-vous que la chère princesse chante les mérites de mes œuvres en ayant subi chez moi pareille humiliation ?