Elle termina son second Pim’s à gorgées délicates. La lucidité du petit homme achevait de s’engloutir. Il glissa de côté et eut bientôt pour oreiller l’accoudoir du canapé.
Mary se leva, saisit le verre de son invité pour le vider dans les toilettes, le lava longuement. Elle prit une fiole jaune sur sa table de chevet et s’en débarrassa de la même manière. Elle agissait calmement, comme une maîtresse de maison qui met de l’ordre dans son logis après une réception.
Lorsque son regard tombait sur le nain écroulé, elle lui adressait un petit sourire cordial, presque de connivence.
Il avait l’air plus pitoyable que la marionnette d’un ventriloque sur la malle des accessoires.
La marquise s’étonnait que son hostilité pour cet être maléfique ne faiblisse pas. Il avait beau gésir sur le divan, elle continuait de ressentir à son endroit une haine calme et ardente à la fois. C’était le sentiment le plus violent qu’elle eût jamais connu. Même sa passion pour Olav n’égalait pas en puissance ce qu’elle éprouvait concernant David.
A la fin de sa délectation sauvage, Mary éteignit toutes les lumières de la cabine avant de remonter le store donnant sur sa terrasse. Elle alla à la rambarde, s’y accouda pour évaluer la largeur qui la séparait du bastingage inférieur. Trois mètres tout au plus. Aurait-elle la force de propulser son beau-frère jusque-là ? Elle le croyait. C’était une femme qui entretenait sa forme dans des fitness centers et une volonté farouche lui insufflait l’énergie nécessaire.
Elle se prit à surveiller le pont du dessous. Elle aperçut un officier du Venezia, beau comme un acteur de Cineccita, en train d’embrasser une passagère. La musique de danse du grand salon lui parvenait, étouffée. La pleine lune brillait dans un ciel presque bleu malgré la nuit.
« Ce que je vais faire là est pure folie », songeait-elle.
Elle attendit. L’air, plutôt frais, semblait parcouru d’ondes tièdes.
En bas, l’officier essayait de pousser ses avantages, car sa compagne gloussait des « Oh ! nein, nein, bitte ». Au bout d’un moment de chuchotements, il dut la convaincre car ils quittèrent leur zone d’ombre d’une allure pressée.
La bru des Bentham regagna le salon. David continuait de dormir en respirant menu. La perspective de le saisir l’écœura ; pourtant elle devait le faire, absolument… Elle ne pensait pas plus loin que son acte ; ne se demandait pas ce qu’elle raconterait à Victoria par la suite. Sans doute inventerait-elle que son hôte avait décidé d’aller marcher un peu avant de se coucher et s’en tiendrait-elle mordicus à cette version. Le reste serait l’affaire de Dieu.
La marquise empoigna les chevilles de son beau-frère et le hala jusqu’à la terrasse. Leur déplacement produisait un sinistre glissement sur les lames de teck. Mary le découvrait beaucoup plus lourd qu’elle ne le supposait.
Parvenue à la balustrade, elle se rendit compte qu’il fallait le saisir différemment si elle voulait accomplir son dessein.
58
Après le départ de son noble compagnon, Victoria fut incapable de lire davantage. Elle posa son livre sur la moquette et ferma les yeux, tout en sachant qu’elle aurait du mal à trouver le sommeil avant le retour de David. Elle souffrait à l’idée qu’il faisait jouir cette femme. Elle le croyait quand il lui assurait que ce rendez-vous n’était qu’un divertissement de la chair. Seulement elle l’aimait.
Elle ne pouvait s’empêcher de tendre l’oreille, espérant recueillir quelques échos de leurs ébats, mais aucun bruit ne filtrait de l’appartement contigu. Son immobilité eut raison de sa jalousie ; elle finit par s’endormir.
Un sentiment de péril la réveilla. L’éclairage de la pièce brillait toujours et répandait une lumière cafardeuse. Elle regarda l’heure et constata qu’assez peu de temps s’était écoulé depuis le départ du nain. Elle tendit l’oreille une nouvelle fois, sans davantage de succès : tout baignait dans un silence que le perpétuel grondement des flots et le lointain bourdonnement du Venezia rendaient plus évident.
Chose surprenante, ce calme environnant lui rendit plus sensible son chagrin. Elle eût préféré des cris, des râles, et s’accommodait mal de cette souveraine apathie. Seul l’amour fornicateur est bruyant, l’autre, c’est-à-dire le véritable, se tisse de soupirs et de chuchotements.
Elle éteignit la lampe et gagna la terrasse. Elle réprima un haut-le-corps en apercevant Mary, solitaire, de noir vêtue, accoudée au balcon. Elle faillit lui parler, mais elle éprouvait une grande retenue, sachant que David se trouvait chez elle. Pour quelle raison s’étaient-ils séparés, ne fût-ce qu’un moment ? Elle imagina le nain, endormi, anéanti par la fatigue ; mais ne s’arrêta pas à cette hypothèse. Amant d’exception, il n’abandonnait jamais sa partenaire après l’étreinte. Il adorait s’attarder au côté d’un corps venant de recevoir sa semence. Pour ce jouisseur cela représentait une continuation du plaisir.
Après une longue attente, la marquise retourna dans la cabine. Elle revint peu après, tirant les courtes jambes de son visiteur. « Elle l’a tué ! » pensa Victoria. Ce fut comme si le bateau explosait. Tout devint improbable et un froid de crypte l’envahit.
D’un bond de chat, elle enjamba sa balustrade et sauta sur l’autre balcon.
En un éclair, elle vit sir David sur le sol, semblable à un chien écrasé (ce fut cette image qui s’imposa à elle), avec un bras curieusement bloqué sous lui.
La rage qui alors s’empara de la nurse la fit se jeter sur Mary Bentham avant même que cette dernière, toute à sa sale besogne, ne s’aperçoive de sa présence. Elle lui administra un coup de tête si violent qu’elles en défaillirent l’une et l’autre. Victoria se ressaisit la première. Se baissant, elle attrapa Mary par les jambes et, d’un mouvement de reins, la fit basculer par-dessus la rambarde.
Un bruit sourd, hideux, ponctua sa chute sur le pont inférieur. Sans perdre un instant, la nurse s’occupa de son amant. Elle posa la main sur sa poitrine : le cœur battait. Elle remit en place son bras tordu et le traîna jusqu’à la porte de la cabine, l’ouvrit. La brève coursive était déserte. Normal : il n’existait que trois appartements de luxe par bord et le dernier n’avait pas trouvé preneur. Elle alla ouvrir le leur et y tira sir David. Après quoi, elle revint dans celui de Mary qu’elle referma en ajustant le verrou.
Il lui restait à franchir à nouveau la distance séparant les deux balcons. Ce lui fut plus difficile qu’à l’aller car les efforts qu’elle venait de produire, joints à l’émotion, lui coupaient les jambes. Elle tremblait. Une peur qu’elle ne parvenait pas à dominer lui donnait envie de vomir. Elle se contraignit à rester immobile pour laisser son corps s’apaiser. Puis elle prit son élan. Le premier saut, exécuté sous l’empire de l’affolement, lui avait été naturel ; mais celui du retour la faisait chanceler.