Il se servait d’échasses pour la première fois. Dans sa jeunesse il enviait les gamins du village perchés sur ces pièces de bois ; mais son rang ne lui permettait pas de s’amuser à ces jeux de pauvres.
Lacase l’aida à se hisser sur les repose-pieds, qui se trouvaient plus hauts qu’il n’est d’usage. Ses premières tentatives furent lamentables. Sans l’assistance du domestique il se serait étalé sur le plancher. Le brave Tom l’exhortait avec calme, le conseillant sur la meilleure position à adopter. Le cadet des Bentham tendit sa volonté, s’efforçant d’être persévérant.
Au bout d’une heure d’application, il fut en mesure de parcourir trois ou quatre mètres sans faire d’embardées.
— Merveilleux ! s’écria le petit homme.
Il chercha sa compagne des yeux et la vit assise dans un coin du salon, son visage dans ses mains.
Elle pleurait.
61
C’était la première fois que le nain pénétrait par effraction chez autrui. Il craignait d’en concevoir une émotion excessive, aussi fut-il agréablement surpris de constater que jamais il ne s’était senti aussi maître de soi.
Onze heures venaient de sonner dans le quartier et cette partie de Londres produisait son ronron du soir, fait de rumeurs télévisuelles et de bruits de moteurs assagis par la fluidité du trafic. Comme il l’avait prévu, la porte du dentiste n’offrit qu’une timide résistance. Il réagissait beaucoup aux odeurs, c’est pourquoi celle du cabinet dentaire l’agressa dès l’entrée. Il en éprouva un vague malaise pareil aux préludes d’une nausée.
Sir David portait des gants d’un caoutchouc aussi mince que celui dont on fait les préservatifs et qui n’altère en rien le sens tactile. Son équipement, enfoui dans la poche de son pardessus, se composait d’un flacon de poison, d’un passepartout et d’un spray soporifique tel ceux qui équipent certaines polices. Il possédait également une lampe électrique de faible dimension, accrochée à son cou ; il avait décidé de ne s’en servir qu’en cas de force majeure. Pour l’instant, elle lui était inutile, la demi-lune accrochée dans l’angle de la baie vitrée suffisant à éclairer les lieux.
Sir David s’approcha du fauteuil professionnel, trône des suppliciés. Une console chromée, ménagée sous le bras articulé, rassemblait des fioles dont la couleur tirait sur le brun. Le nain s’en saisit et versa dans chacune d’elles quelques millilitres du liquide contenu dans sa petite bouteille, en se demandant comment le dentiste pourrait se tirer de ce mauvais pas lorsque plusieurs de ses patients seraient incommodés par leur traitement. Comme il lui restait encore du poison, il le partagea dans différents autres produits rangés sur une étagère.
Une joie sereine allégeait ses gestes. Il se sentait heureux et sûr de lui. Il s’apprêtait à repartir quand il perçut le bruit d’une clé fourrageant dans la serrure. Quelqu’un venait. Cette certitude fut comme un coup de couteau entre ses côtes.
Il eut honte d’être pris au dépourvu. Il regarda autour de lui, en quête de salut. La porte d’entrée s’ouvrait déjà. Il se jeta sous le vieux bureau d’acajou, anachronique dans cette pièce à l’équipement moderne.
Une voix d’homme disait :
— Mon idiote d’assistante était si pressée de s’en aller qu’elle n’a pas fermé la porte à clé ; je lui dirai deux mots.
Une vive lumière blanche éclata dans la pièce.
— Oh ! non, n’éclairez pas, docteur, fit une voix de femme plutôt vulgaire, on va nous voir du dehors.
— Soyez sans crainte, ma belle amie, je n’ai aucun vis-à-vis, assura l’arracheur de dents.
Sa compagne n’insista pas.
Sir David retenait son souffle. Il entendit le couple s’embrasser avec des bruits de succion faisant penser à une déglutition.
Puis, l’homme ordonna, avec une impatience qui nuisait à sa courtoisie :
— Ôtez votre manteau !
Le vêtement fut jeté sur un siège. C’était une fourrure synthétique, imitation de léopard.
Un froissement d’étoffe ponctuait le baiser vorace : il la pelotait. La femme geignait déjà.
Elle interrompit ses plaintes pour demander, vexée :
— Pourquoi sentez-vous vos doigts ? Je suis propre, vous savez !
— Je raffole de ce parfum, répondit-il.
— Où est-ce qu’on se met ? interrogea la fille. Vous avez un divan ?
— Sur mon fauteuil, fit le dentiste. J’adore…
— Ça ne doit pas être confortable ?
— Mais si, vous allez voir : je vais l’abaisser et le placer en position horizontale.
Elle eut un rire qui ne laissa plus aucun doute sur ses origines communes.
David percevait le ronronnement ténu de l’appareil auquel l’homme faisait prendre la position souhaitée.
— C’est bien la première fois que je vais me laisser chausser sur un machin de ce genre ! assura la donzelle.
— C’est moi qui vais m’étendre, prévint-il. Vous devrez dégager mon outil, tendre amie, le flatter au mieux pour qu’il devienne performant et, lorsque vous le jugerez suffisamment vaillant, vous vous empalerez dessus. D’accord ? Posez votre slip ma chère, donnez-le-moi à mâcher pendant que vous vous activerez.
Elle gloussa :
— J’ai déjà rencontré des vicieux, mais des comme vous… Vous pratiquez toujours ainsi ?
— Toujours, reconnut le praticien. Chacun a ses hobbies.
La fille s’exécuta. Réfugié sous son meuble, David devenait glacé. Il songeait à Victoria qui s’était soumise aux exigences du bonhomme. Il l’imaginait dans le cabinet dentaire, chevauchant le sexe de ce type pendant qu’il mordait son slip.
Une peine jusqu’alors inconnue le fouaillait. La vision de sa maîtresse se prêtant aux caprices d’un maniaque lui arrachait l’âme.
— Comment vous nommez-vous ? demanda le dentiste.
— Emily.
— J’ai déjà possédé deux Emily. L’une, une mulâtresse aux énormes lèvres brûlantes, je devais me retenir de toutes mes forces pour atteindre la suite de nos ébats…
Sa mise en condition fut rapide. Au bout de très peu de temps, sa partenaire déclara :
— Regardez-moi comme ça fait sa belle ! On peut s’y mettre pour de bon, vous ne croyez pas ?
— Si ! répondit-il.
Elle troussa sa robe jusqu’à la taille et se jucha sur l’homme avec un petit rire idiot.
— J’espère ne pas me casser la figure, Doc : il est étroit votre fauteuil.
Elle se mit en position et commença sa besogne avec une lenteur appliquée, pour la grande satisfaction du dentiste qui se mit à lui débiter des encouragements sur le mode ordurier.
La fille s’activait le buste bien droit, les mains aux hanches comme pour montrer sa grâce en un instant si relâché habituellement.
Elle força légèrement l’allure. Elle allait l’amble sur le sexe de son partenaire, tel un quadrupède bien dressé.
Il s’agissait d’une professionnelle honnête, soucieuse de satisfaire ses clients.
L’autre continuait sur le dur chemin de la pâmoison, lançant des bordées d’injures pré-libératrices.
Soudain, cet aimable mécanisme amoureux s’enraya. La femme se mit à hurler. Elle s’arracha et voulut sauter de leur couche improvisée, mais elle chuta à demi, une jambe restant bloquée sous celles de son amant.
— Que vous arrive-t-il ? s’inquiéta celui-ci.
Il se tut en découvrant le nain sorti de sous son bureau. Cette apparition était si insensée qu’il en perdit la parole.
Sir David vint au couple en déséquilibre ; il ne parlait pas non plus et souriait d’un air tellement étrange que les amants en éprouvèrent une terreur irrépressible.
L’intrus saisit lentement son vaporisateur et s’approcha davantage. Il actionna la pompe de l’objet. Des giclées de bruine fine noyèrent leurs visages.