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Après un foie gras du Périgord arrosé d’Yquem 1867, on servit un gigot à la menthe admirablement trop cuit, puis, pour conclure, un dessert réunissant tous les ingrédients utilisés en pâtisserie. David nota que, parvenue à la phase terminale du repas, la reine avait les tempes en sueur. Son sourire semblait sculpté au burin dans un bloc de marbre. Elle ne tarda point à donner le signal de la décarrade. Profitant de la dislocation générale, elle souffla au maître d’hôtel de venir la quérir dans les meilleurs délais, sous n’importe quel prétexte, afin d’aller changer de culotte.

La dame en majesté s’éclipsa donc, les miches dévastées par un froid polaire.

En son absence, et pendant qu’elle s’immergeait le sud dans un récipient de faïence, le prince et consort parla pour ne rien dire, mission dont il s’acquittait avec brio depuis bientôt quarante-cinq ans.

La dame monarque réapparut peu après, le postérieur apaisé, en arborant ce sourire pour boîtes de caramels au lait qui contribue tant à sa popularité.

Certains messieurs de l’assistance burent du whisky sec, ainsi que la femme du chancelier, laquelle fumait le cigare depuis qu’elle ne voyait plus ses règles.

L’épisode des alcools dura peu, un huissier annonçant avec une voix de héraut d’armes que Son Excellence l’ambassadeur des îles Anikroche venait d’arriver et attendait le bon plaisir de la souveraine. Cette information déclencha la débandade immédiate.

Lady Bentham quitta le palais, comblée, avec ses trois hommes et sa médaille.

Lorsque la famille fut réunie dans la Rolls, ces messieurs félicitèrent Muguette pour la grande dignité qu’elle venait de recevoir. Le duc la confondait avec l’Ordre de la Jarretière, mais personne ne le détrompa car les vieillards obstinés finissent toujours par imposer leur gâtisme.

* * *

De retour chez lui, le nain eut le vif désagrément de trouver le logis désert.

Affolé, il explora les armoires, redoutant que Victoria ne fût partie sous l’empire d’un coup de folie ; tout y était en place et seul l’imperméable de la nurse manquait à l’appel.

Il appela Tom Lacase dans l’espoir qu’il saurait le renseigner sur le mobile d’une telle absence, mais ce dernier ne savait rien.

— Mademoiselle s’est peut-être rendue dans une pharmacie de nuit ? offrit charitablement le Noir. Ou bien a-t-elle éprouvé le besoin de prendre l’air ? Elle souffrait de la tête aujourd’hui.

Rongé d’inquiétude, son maître le congédia d’un geste agacé, puis il prit place dans le fauteuil où il aimait que Victoria lui accorde d’exquises fellations.

Dans le porte-revues flanquant le siège, il se saisit d’un hebdomadaire à sensation presque entièrement consacré au double assassinat du cabinet dentaire.

D’abondantes illustrations montraient le praticien avec sa fraise enfoncée dans la tête via la cavité orbitale, ainsi que la catin au nez et à la bouche obstrués. Cette morbide iconographie ravissait sir David. Il la consultait à tout instant pour en goûter le charme suave. Il contemplait son œuvre avec émotion, se grisant de son aspect terrifiant. Le fait que ce dentiste, dont le penchant pour les prostituées était connu, fût assassiné en compagnie de l’une d’elles orientait les enquêteurs sur un crime du Milieu. On interrogeait les « camarades de métier » de la fille, toute la pègre était en effervescence. Un psychiatre que la police consultait volontiers prétendait qu’il s’agissait de l’œuvre d’un déséquilibré.

Depuis la parution de l’article, plusieurs semaines avaient passé et l’affaire s’étiolait. Lorsqu’un journaliste évoquait « Le meurtrier à la roulette », il le faisait « pour mémoire », citant ce double assassinat à titre de référence, par rapport à des forfaits ultérieurs.

Le nain délaissa l’hebdo. Il songea à sortir pour guetter le retour de Victoria, mais la perspective que le téléphone sonne en son absence le tenait rivé chez lui.

Pour passer ses nerfs, il alla chercher ses échasses d’entraînement et commença à tourner dans la pièce. Il décida que lorsqu’il aurait accompli dix tours de living, la nurse réapparaîtrait.

Elle fut là avant la fin du troisième.

64

Elle entra sans bruit. Quand il la vit, il prit peur devant son expression hagarde. Victoria, tout à coup, ressemblait à ce qu’elle serait probablement vingt ans plus tard. Des rides venaient de l’agresser comme si elles eussent été une maladie foudroyante. Son front si pur, si lisse ordinairement, se plissait, des pattes-d’oie marquaient ses yeux. Mais le plus impressionnant restait sa pâleur qui rendait sa peau translucide. L’on croyait déceler le réseau des veines en filigrane.

— Chérie ! s’écria David, instantanément bouleversé.

Dans son imperméable ciré, on eût dit quelque fille en détresse cherchant la Tamise pour s’y jeter.

Il enserra ses jambes et se pressa contre elle, farouchement inquiet mais tellement soulagé qu’elle soit là !

Elle se mit à claquer des dents convulsivement. Alors il versa une rasade de Drambuie dans un verre et l’obligea à l’avaler. Puis il la fit asseoir sur le canapé et la reprit dans ses petits bras, s’abstenant de la questionner car il respectait son « blocage ». Le couple demeura longtemps immobile, blottis l’un contre l’autre dans la posture de certains animaux sur le qui-vive.

Au bout de leur silence, Victoria chuchota d’une voix lasse :

— Je n’ai pas pu.

— Racontez-moi, mon amour…

— Je le voulais tellement, et puis ça m’a été tout à fait impossible.

— De quoi parlez-vous ?

— De mon père.

— Comment, votre père ?

— Je suis allée le voir pour le tuer. J’ai passé des heures devant son bar sans pouvoir entrer, et quand j’y suis parvenue, je l’ai découvert à moitié ivre dans son estaminet. Il m’a à peine reconnue…

— Pourquoi cette démarche, chérie ? Ne vous avais-je pas proposé de le supprimer ? A l’époque vous aviez refusé.

Elle haussa les épaules :

— Je devais le faire moi-même.

— Pour quelle raison ?

Elle s’écarta de David afin de pouvoir le fixer.

— Il m’a violée lorsque j’avais à peine dix ans. Cela a duré jusqu’à ce qu’il quitte son foyer. C’est un être abject, l’homme le plus vil qui se puisse rencontrer. Si je vous disais tout…

Elle se tut ; son regard parut insoutenable à son compagnon.

— Expliquez ! ordonna le nain.

— Pendant que ma mère travaillait, il arrivait à la maison, les jours où il n’y avait pas classe ; il amenait des amis. Ils étaient tous plus ou moins soûls et abusaient de moi à tour de rôle.

— Vous ne m’en avez jamais parlé, reprocha David.

— Pensez-vous qu’une telle horreur soit avouable à l’homme qu’on aime ?

— Lorsque je vous ai demandé la liste des gens avec lesquels vous aviez fait l’amour, vous ne l’avez pas mentionné.

— Mais parce que c’était mon père, sir. Vous entendez : mon propre père ! Et aussi parce que c’était un viol ! Notre mariage approchant, je me suis mis dans l’idée qu’il fallait détruire ce monstre avant de vous épouser. Ce soir, quand vous êtes partis au palais, j’ai décidé d’agir mais je n’ai pas pu. Je lui parlais, je le regardais et ma détermination fondait. Pourtant, il me caressait les cuisses sous la table. Malgré cela, je m’en suis retournée, désespérée. Après une telle révélation, vous n’allez plus vouloir de moi, n’est-ce pas ?

— Il habite le quartier de Wapping ?

Elle acquiesça.