La bibliothèque de Green Castle comptait parmi les plus importantes du royaume. Elle rassemblait des trésors, dont un incunable relatant le procès de Joan of Arc datant de 1448. Bentham junior y recouvra le plaisir de la lecture et se prit à vivre le plus clair de ses journées dans les austères boiseries de ce lieu de savoir.
Il s’y enfermait dès le matin, après une rapide toilette. A l’heure du lunch, Tom lui apportait un plateau. L’après-midi, les deux hommes accomplissaient de longues promenades dans les forêts alentour, infestées de renards que l’on ne chassait plus depuis des lustres. Le soir, ils prenaient de concert un substantiel repas.
Leurs rapports changeaient, ce n’étaient plus des relations de maître à domestique, mais une espèce de complicité naissait entre eux. Tout en sachant garder ses distances, le valet se montrait amical et devenait indispensable. Le temps était révolu où David administrait des coups de fouet tarifés à son valet.
Quelquefois, ils suivaient un match de cricket ou de rugby à la télévision en buvant du scotch sec. Curieusement, les instincts meurtriers du nain s’étaient taris. Cette terrible pulsion qui s’emparait de son être, ne se manifestait plus, comme si, en tuant le père de sa maîtresse, il s’en était débarrassé à jamais. Probablement, l’arrestation de Victoria en ses lieux et place avait-elle traumatisé cet être qui, jusqu’alors s’était cru intouchable.
Sa sexualité se tenait elle aussi en sommeil. Lorsqu’il lui venait des érections matinales, sa douche les dissipait. Au fur et à mesure qu’il s’installait dans sa nouvelle vie il y prenait goût. Un couple de serviteurs chenus s’occupait de l’entretien, non pas du château tout entier, mais de la partie utilisée qui se limitait à une demi-douzaine de pièces. Ces vieux ancillaires, intimidés par le nanisme de leur maître et la couleur de son laquais se signaient invariablement après avoir recueilli leurs ordres. Il leur semblait que des présences démoniaques perturbaient la torpeur grise de la vaste demeure.
Il arriva que sir David se rendît au cimetière, sur la tombe de l’infortunée Mary. Il y alla seul, s’assit sur la dalle froide et pleura, la tête entre ses mains. Il implora le pardon de la morte pour les affreux tourments qu’il lui avait causés.
Il ne s’agissait pas exactement d’une rédemption ; seulement d’une prise de conscience. Pourtant, quelque chose en lui regrettait la griserie des forfaits qu’il avait perpétrés, comme on regrette une période heureuse mais irrémédiablement évanouie.
Un matin, au réveil, la pensée lui vint d’écrire un livre. Le sujet s’imposa de lui-même : « Le Nanisme ». Il ne se rappelait pas avoir jamais lu de récit autobiographique sur la question. Il fit part de ce projet à Tom qui l’encouragea vivement, trouvant l’idée excellente.
Comme toujours dans ces cas-là, il chercha un titre à cette œuvre en devenir. Il penchait pour le mot « Nain » tout court, mais Lacase le jugea trop laconique. Il fit des contre propositions telles que : « Moi, un nain », « La Vie à ras de terre », ou alors « Du bas de ma Hauteur » qui plut énormément au futur écrivain.
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Lord Bentham avait vu juste quand il incitait son fils à s’occuper. Après trois jours passés sur le départ de son livre, David se sentait déjà mobilisé par une force créative. Il découvrait avec une surprise extasiée que tout homme porte en soi les remèdes à sa solitude. Son introversion l’empêchait de se développer et décuplait son mal-être. En écrivant, il allait pouvoir compenser les centimètres qui lui manquaient, se hisser au niveau d’un individu normal et, qui sait ? le dépasser pour peu qu’il y mît du talent.
Lors d’une promenade vespérale, Lacase et lui découvrirent un chaton perdu sur un sentier. Sa fourrure étant de trois couleurs (jaune, noir et blanc) ils surent qu’il s’agissait d’une femelle car elles seules sont tricolores. Ils la ramassèrent, l’emmenèrent au château où ils la réconfortèrent à grand renfort de lait et de blanc de poulet. Trouvant la petite bête émouvante, ils l’adoptèrent.
Sir David s’y attacha rapidement et la chatte lui voua une touchante tendresse. Il était loin, le temps où il étranglait l’angora de Mrs. Macheprow. La bête restait blottie à l’intérieur du blouson de daim qu’il passait pour écrire, ronronnant de bonheur. La nuit, elle dormait sous son édredon campagnard. Elle n’acceptait ses repas que de lui, miaulant plaintivement lorsqu’elle avait faim, le dos arqué et la queue droite. Il ne lui donna pas de nom puisqu’il n’avait jamais besoin de l’appeler. C’était « le chat », tout simplement. Cette présence constante lui apportait une quiétude bienfaisante.
Le petit homme songeait qu’il suffit de peu pour rendre la vie attrayante. Le chuchotement de sa plume sur du papier blanc, la respiration de l’animal, des chants d’oiseaux au dehors l’emplissaient d’une paix inconnue jusqu’alors.
La vieille servante ne pratiquait qu’une cuisine insipide et grossière, à base de gros pois et de viande bouillie ; Tom finit par s’y coller. Sa mère l’avait initié à des plats de la Louisiane riches en épices et en sauces brunes. David s’aperçut qu’il raffolait de ces mets relevés. Il prit quelques kilos qui accrurent sa sérénité. Il se fit livrer les vins français chers à la duchesse, apprit rapidement à les apprécier. Il comprit vite la magie de ce breuvage dont le goût variait selon ses origines. Il se piqua au jeu, réclama par téléphone des ouvrages exhaustifs sur les grands crus de rouges et de blancs.
La fuite des jours le guérissait de Victoria. Il y pensait comme l’on pense à une héroïne de roman. Elle habitait ses souvenirs sans toutefois les rendre encombrants. Elle représentait une période tumultueuse de sa vie, très intense et somme toute assez brève. Le destin de sir David se poursuivait, tissé de sentiments nouveaux, d’aspirations qu’il n’avait jusqu’alors jamais envisagées. Dans le fond, ce qui prévalait maintenant dans son existence, c’était une soif de tranquillité inextinguible comme s’il eût été très âgé, soudain, détaché des grands appétits.
En ce matin de juin, radieux, il venait d’entreprendre le chapitre consacré à sa prise de conscience du nanisme et rédigeait ses mémoires avec prudence, soucieux d’expliquer au lecteur ce que peut éprouver un enfant qui se découvre différent.
Il se rappelait sa stupeur le jour où « il avait su » quelle anomalie le coupait à tout jamais des autres.
Des larmes lui venaient rétrospectivement, larmes qu’il n’avait pas versées au moment de la cruelle révélation.
Son impalpable chagrin fut troublé par un bruit de moteur en provenance de l’esplanade du château. Il sut tout de suite qu’il ne s’agissait pas du véhicule d’un fournisseur, à cause du grondement particulier de l’auto. Il se souleva de son siège et eut le temps d’apercevoir une ancienne Jaguar sport, type E, de couleur gris métallisé.
Elle sortit de son champ de vision pour aller stopper à proximité du perron.
Sir David fut irrité à la perspective d’une visite qui allait interrompre son travail. Il déposa le stylo et glissa ses feuillets dans le sous-main.
Le chat, blotti à l’intérieur de son blouson, se prit à ronronner. Ce fut comme une étrange caresse, prometteuse de vie.
Tom avait une manière particulière de frapper à la porte : il donnait un coup de poing dans le panneau et ouvrait aussitôt avec une désinvolture qui déroutait chaque fois son maître.
— Oui ? demanda-t-il.
— Miss Lambeth est ici.
Il fallut quelques instants au nain pour réaliser. Jessie était sortie de sa vie sans y avoir vraiment pénétré. Il adressa un geste maussade au Noir, lequel s’effaça en murmurant :