Le serviteur-esclave se releva sans un mot. Des filets rouges se formaient sur ses reins.
— Vous permettez ? demanda miss Victoria à « son nourrisson ».
Elle se saisit d’une serviette et l’appliqua sur le dos ensanglanté du Noir. Tom en fut touché :
— Ce n’est pas la peine, miss. Vous risquez de mettre du sang partout, répondit-elle.
Cette séance de flagellation écourtée venait de gâcher l’euphorie de l’honorable David. Il se sentait tenaillé par un obscur tourment dont il ne parvenait à découvrir la cause. Ce léger mystère le préoccupait car c’était un mal-être nouveau pour lui.
En attendant l’heure du dîner, il pria sa nurse de passer quelques coups de téléphone anonymes auprès de relations familiales auxquelles elle annonça que leur conjoint les trompait, ou que leur fille entretenait des relations sexuelles avec un Indien, ou bien encore (cela était valable pour celles qui étaient malades) que leurs derniers tests de laboratoire montraient la présence d’un cancer.
Miss Victoria excellait dans ce genre d’exercice. Elle s’exprimait avec sang-froid et autorité. Certes, son langage restait irréprochable, son vocabulaire choisi, pourtant un aristocrate décelait des inflexions « peuple » dans ses propos, ce qui plaisait à sir David.
Lorsqu’ils eurent jeté le trouble dans le cœur d’une demi-douzaine de personnes, ils abandonnèrent ce jeu et se préparèrent pour le dîner.
Le cadet des Bentham avait souhaité que sa nurse prît son repas du soir avec eux les jours où l’on ne recevait pas. D’origine modeste, sa mère ne s’y était pas opposée. Quant au lord, les fins de journée feutraient son esprit d’une grisaille lui rendant le quotidien improbable.
Cependant, contre toute habitude, les siens, ce soir-là, le trouvèrent opérationnel. Il parlait avec un certain brio des nouvelles dont il avait pris connaissance à la télévision et fit même compliment à la nurse à propos de sa robe de taffetas flambé de couleur bleu royal.
Cet entrain inusité surprit David qui interrogea sa mère du regard. Elle eut une expression amusée.
— Votre père a visité un gérontologue dont on dit le plus grand bien et qui lui prescrit des remèdes miracles.
— C’est un Italien, bougonna le duke, dont le nationalisme exacerbé s’exerçait en toutes circonstances.
— Si l’on devait dresser la liste des Transalpins de génie, le Bottin n’y suffirait pas, cher Jeremy, riposta sa femme.
Elle le considérait avec une bienveillance attendrie qui déconcerta leur fils. Il eut une brusque révélation des sentiments profonds qui les unissaient. Jusqu’alors, il n’avait jamais pensé un seul instant que lady Muguette pût aimer son mari. D’ailleurs, il ne comprenait pas ce que signifiait au juste ce verbe. Selon lui, « aimer » représentait une sorte de statu quo entre deux individus.
Il observa ses parents avec une perplexité troublante. Voilà qu’ils se mettaient à exister autrement pour lui. Il les découvrait, se sentait dérangé et inquiet.
— Êtes-vous triste, mon fils ? lui demanda son père.
Cette question désarçonna sir David.
— Je ne crois pas, répondit-il après un léger temps de réflexion.
Le vieillard le fixa un moment, de manière insistante.
— Peut-être n’êtes-vous pas suffisamment occupé, déclara-t-il. Un individu qui atteint votre âge éprouve le besoin de s’atteler à une œuvre.
— Sans doute, admit le nain. Oui. je crois que vous avez raison, père. Je vais réfléchir à la chose.
9
Ce soir-là, il demanda à sa nurse de dormir avec lui dans son lit, ce qu’elle accepta avec reconnaissance.
Sir David appréciait sa présence, pourtant il ne lui proposait pas souvent sa couche car, entre les draps, il était plus qu’ailleurs accablé par sa petitesse. Quand il passait son court bras sur l’épaule de Victoria et que ses pieds atteignaient les genoux de la jeune fille, il réalisait l’aspect dramatique de sa condition.
Fort heureusement, son membre colossal lui procurait quelque réconfort. Il aimait qu’elle le prenne dans ses mains et le pétrisse doucement, il subsistait toujours en elle un côté effarouché, et cette timidité naturelle perdurerait tant qu’ils vivraient ensemble.
Il n’adopta pas la posture animale habituelle, mais se mit sur le flanc. Elle dégageait une odeur délicate, toutefois très insistante, et il en était grisé.
— Êtes-vous bien ? chuchota David.
— Merveilleusement !
Il en conçut une sensation de chaleur.
Il fut comblé de pouvoir dispenser une forme de félicité. Le nain, depuis sa prime jeunesse se trouvait prisonnier de son infirmité. Aucun autre enfant, jamais, n’avait partagé ses jeux. Plus tard, il ignora tout de la camaraderie et donc, a fortiori, de l’amitié. Muré dans son nanisme, il ne communiquait avec personne, sinon la vieille Macheprow, la gouvernante à qui son père l’avait en partie confié. La dame en question possédait un tempérament aigre qui la poussait aux sarcasmes. Visiblement, elle ne tolérait pas cet enfant mal venu dont l’anormalité incommodait tous ceux qui l’approchaient.
L’enfance de sir David fut marquée par différentes tentatives de suicide, et certains éléments de son entourage regrettèrent plus ou moins ouvertement qu’elles n’eussent point abouti.
Sa longue période de non-croissance révolue, son tempérament suicidaire laissa place à une froide cruauté qui dès lors lui tint lieu de support. Le jour où il étrangla le gros chat angora de Mrs. Macheprow en le suspendant par le cou à la cordelière d’un rideau de chintz (qu’on dut changer, l’animal l’ayant lacéré en cours d’agonie), la vieillarde jura à sir David qu’il irait en enfer.
— Je l’espère bien, repartit ce dernier. Ma seule crainte est de vous y rencontrer.
Il devait réserver à la digne femme bien d’autres tracasseries dont la liste serait fastidieuse ; l’une des pires étant d’avoir souscrit à son nom un abonnement à des revues pornographiques.
Blotti contre sa nurse, il en savourait la tiédeur. Elle ne bougeait pas ; le sexe du nain devenait énorme contre son ventre. Ces prémices la rendaient folle d’excitation.
— Aimeriez-vous que je tue votre père ? questionna-t-il.
L’extravagance de la chose sidéra Victoria, sans vraiment l’épouvanter.
— Pourquoi me demandez-vous cela, sir ?
— J’ai cru comprendre que vous le détestiez ?
Il coula sa main potelée entre les cuisses de sa compagne de lit, se mit à la caresser savamment, sachant combien elle appréciait cette simple pratique. En effet, elle se cambra instantanément et sa respiration s’accéléra.
— Vous n’avez pas répondu ? insista-t-il.
Elle louvoyait entre son désir, qu’il débridait, et la stupeur consécutive à sa question. Enfin, elle fit un effort.
— Ce serait dangereux ! dit-elle. Supprimer des individus dont vous ne savez rien, que vous n’avez jamais vus auparavant, préserve votre sécurité, à condition évidemment de ne pas être pris en flagrant délit. Mais la mort violente de Hunt amènerait la police à vérifier l’emploi du temps de ses proches, donc le mien, ainsi que celui des gens qui m’environnent.
— Vous auriez un alibi, trancha sir David. Et je vois mal Scotland Yard orienter ses éventuels soupçons sur un membre de cette famille !
Elle se serra contre lui, s’empara de sa main qu’il avait retirée d’entre ses cuisses et l’y replaça.
— Pourquoi m’avez-vous proposé de tuer mon père ? interrogea la nurse.
— Je pensais que ça vous serait agréable, répondit sir David.
Ils firent l’amour.