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D’après ce que je savais, cette opération d’intox était conduite depuis un moment, et par tout un service secret de monsieur Tchou.

Ce que je devais faire en premier lieu, c’était une fausse carte au nom de monsieur Alexandre Vassilievitch Zinovsky, résident à Prague. Sur un des petits CD à haute densité, j’avais toutes les infos nécessaires, jusqu’à la carte génétique de l’intéressé, que j’allais devoir installer surla neuropuce.

Ensuite, avec cette carte, le lecteur accouplé au standard, et un petit logiciel très pointu, je devais périodiquement donner des ordres de mouvements de fonds, à partir d’un compte dont j’avais tous les codes, sur différentes banques disséminées à travers le globe.

Plus important, ces ordres devaient donner l’impression d’avoir été lancés à partir d’une console standard, dans différentes villes du monde dont j’avais la liste, et selon des horaires ultra-précis. Genre le 14 août, 8 h 35 heure locale, de Tokyo, un ordre de virement pour la Mitsubishi Bank, à Bangkok. J’avais jusqu’à l’adresse des hôtels, et les numéros de téléphone des chambres à partir desquelles ces mouvements de fonds devaient être lancés.

Ce que je comprenais vaguement du puzzle dont je n’étais qu’une pièce aveugle, c’était que la Triade de monsieur Tchou voulait compromettre le dirigeant d’une des mafias russes installées en Europe de l’Est. Z’ont les reins solides dans le coin, les Russkofs. Et depuis un paquet de temps. En Allemagne et dans les pays slaves, ils font obstacle depuis longtemps aux efforts d’implantation des Triades.

Je me suis d’abord concentré sur la carte Zinovsky, question de timing, les opérations commençant dès le début du mois suivant. Ça m’a pris quatre bonnes semaines pour la programmer, cette putain de carte. J’avais vraiment perdu la main, et j’ai failli foirer l’initialisation de la neuropuce, ce qui aurait compromis toute la suite. Je suis arrivé à sortir un hologramme décent dans la nuit qui précédait la première opération, programmée pour 6 heures du mat’ et des poussières, en ce qui me concernait. L’était censé faire un virement de plusieurs millions de Nobels sur un compte brésilien, en nocturne, à partir de Montréal, le père Zinovsky.

Moi, j’ai pas dormi, du coup.

J’ai passé des semaines sous le neurocasque, à me dépatouiller avec les univers virtuels qui me permettaient de programmer la carte, le cerveau bombardé de molécules plus complexes les unes que les autres, afin de pouvoir voyager à l’intérieur des dimensions numériques de la neuropuce.

J’étais plus du tout habitué à ce rythme de dingue, et j’ai dû demander à une IA du réseau, spécialiste agréée en diagnostic médical, de télécharger dans le séquenceur de quoi fabriquer des antidotes, des molécules hautement oxygénées, des vitamines, de l’aspirine en doses industrielles, j’en passe.

Et j’ai réembrayé aussi sec sur la carte de la môme Dakota. J’avais pratiquement épuisé mon délai maximum.

Youri était pas content, pas content du tout. La môme Dakota commençait à piquer ses crises. Il avait pas envie qu’elle fasse sauter tout le réseau du Centre.

Un soir je lui ai dit que je devais passer, parce qu’il me fallait un échantillon de sang et de peau de la gamine, pour les rhésus, les tests anti-viraux et la carte génétique. J’attaquais le gros du boulot, je lui ai dit.

Je me rappelle pas avoir attendu sa réponse.

5 Nuit noire sur la conurb

Quand je suis arrivé au Centre, il n’y avait personne dans l’Agora. Je suis monté direct au dernier étage, où résidait Youri. Je l’ai trouvé assis sur le canapé de cuir noir qui trônait au milieu du salon de son immense appart biscornu, un capharnaüm indescriptible, véritable musée techno du XXe siècle, avec des tas d’ordinateurs de type Macintosh ou IBM à moitié ouverts, comme des machines en cours d’autopsie.

Il matait une cassette vidéo sur une antique télé analogique, aux couleurs déréglées.

Je me suis installé à côté de lui, à l’autre bout du divan, et on a d’abord regardé la cassette en silence. Je la connais bien, cette vidéo. Depuis que je connais Youri.

Il la regarde assez régulièrement, et je crois que c’est pour beaucoup dans sa folie toute spécifique, son côté “ la mort de l’Occident, l’aveuglement des démocraties ”, et tout ça…

Etrangement, cette cassette aussi est en rapport avec mon grand-dab.

Youri n’a jamais connu mon grand-père écrivain, il est arrivé en France après que celui-ci en fut parti, à la fin du XXe siècle.

Mais Youri a connu des amis que mon grand-dab avait laissés derrière lui, alors qu’il s’embarquait pour le Pacifique. Des amis avec lesquels Youri a sympathisé à l’époque des années noires.

Ce sont ces amis qui ont montré puis légué cette cassette à Youri, dans des conditions assez obscures.

Une antiquité, cette bande VHS de deux cent quarante minutes. Il s’agissait d’un montage, réalisé par ses soins, à partir des informations télévisées qui avaient couvert la guerre dans l’ex-Yougoslavie.

Le grand-dab prétendait que c’était pour conserver une mémoire alternative à celle qui ne manquerait pas d’emplir les livres d’histoire. Il était en effet persuadé que le XXIe siècle verrait le triomphe du “ révisionnisme-en-direct ”, parce qu’il en avait vu le prototype monstrueux s’élaborer devant ses yeux.

Evidemment, disait Youri, la question que posait ton grand-dab est d’une actualité toujours aussi brûlante: Comment juger les criminels de guerre lorsqu’ils siègent au secrétariat de l’ONU?

C’est la raison pour laquelle, un peu avant son départ, il avait procédé à ce montage, à partir de bandes dénichées ici ou là. C’est Youri qui m’avait expliqué ça, et lui-même le tenait des amis de mon aïeul.

Youri connaissait la bande par coeur. Chaque réplique d’homme politique, chaque mensonge officiel de l’ONU, les messages de compassion, les shows humanitaires, les manipulations médiatiques successives (assimilation Bosniaques-musulmans, répétition systématique de l’adjectif “ serbobosniaques ” alors que les Serbes se définissaient justement comme non-bosniaques, jusqu’à l’extermination de tous les autres), les déballonnades continues devant le totalitarisme tchetnik, chaque épisode de la guerre était là. Jusqu’à la pantalonnade des “ zones de sécurité ”, à l’intérieur desquelles les soldats de l’ONU servirent de supplétifs aux troupes du général Mladic, durant la terrible campagne de nettoyage ethnique de l’été 1995. Les camps de concentration filmés par CNN, les témoignages sur les centres de viol, les visites-spectacles des grands chefs d’Etat occidentaux, entre deux bombardements, l’embargo décrété sur les armes…

Pire encore, la campagne de l’armée croate en Krajina y était présentée comme une réplique des nettoyages ethniques serbes, un peu comme si les troupes alliées libérant l’Europe avaient été traitées en retour de nazies!

Tout cela avait été conservé par le grand-dab, et par la précision de son montage on voyait effectivement en gros plan la nature du crime, et le visage des criminels, mais on voyait surtout le désastre se profiler à l’horizon. Mon grand-père, d’après Youri, fut convaincu à partir de ce moment que l’Europe allait terminer là sa longue histoire, et que l’onuzisme, selon ses termes, allait devenir la forme de gouvernement mondial du XXIe siècle. Il avait affirmé à l’époque que si les “ onucrates ” et leurs complices politiques, médiatiques ou autres, devenaient à leur tour des cibles humaines, il ne verserait pas une larme sur leur sort; mieux, sans doute sablerait-il le champagne, voire armerait lui-même le détonateur. D’après Youri, ça lui aurait valu quelques ennuis avec la justice et certaines belles âmes éditorialistes.

On était en pleine débâcle de l’ONU à Srebrenica quand Dakota est entrée dans la pièce. Je ne l’ai pas entendue venir. A un moment donné, elle était à côté de nous, c’est tout.

J’ai relevé les yeux dans sa direction tandis que Youri restait le regard rivé à l’écran.

– Bonsoir, elle a fait froidement. Youri m’a dit que vous vouliez examiner certaines parties de mon organisme?

Je n’ai pas osé lui dire auxquelles je pensais, et j’ai béni les dieux de la linguistique pour son français parfois approximatif. J’ai amorcé un sourire.