– Arrête de déconner…
– Arrête de déconner, toi. Elle t’a contacté, oui ou merde?
– Contacté? Qui ça? Dakota?
– Non, Mickey Mouse. T’as pas reçu un message-rêve cette nuit?
– Non.
– Bon, ben, moi oui. Elle m’a dit que les pisteurs d’un service secret de l’ONU sont sur sa trace, elle a dû foutre le bordel dans tout le réseau régional pour qu’ils la lâchent… Putain, j’ai jamais vu ça.
– Merde! merde! merde! répétait Youri.
Quel souk, j’ai pensé, avec une joie féroce.
Je savais pas si je la reverrais un jour, ni comment, j’étais certain qu’elle allait devoir passer un bon moment planquée quelque part, ou en cavale d’un bout à l’autre de la planète, avec une carte d’identité et un môme de ma conception. Une arme vivante au coeur du système. C’était tellement dingue, tellement énorme, que j’ai plus su quoi dire.
Je me doutais que j’aurais des nouvelles, un jour ou l’autre.
Me suffirait de détecter quelques catastrophes bizarres dans les colonnes des journaux.
Je savais aussi qu’un de ces quatre je ferais un rêve, et qu’elles seraient deux, sur la banquette de l’Orient-Express.
L’aube s’est levée sur la conurb.
J’ai souhaité bienvenue sur Terre à Dakota Novotny-Burroughs et à notre enfant.
Puis j’ai demandé à Youri s’il restait pas une bière dans le frigo.
6 Sub-Commandante Zero
Le mois de septembre s’est achevé et la mousson d’automne est arrivée. Le ciel est devenu vert-de-gris au-dessus de la conurb. Couleur gaz de combat. Il flottait sans discontinuer, de cette bonne pluie acide qui fait s’affolerles éco-bornes, et vous fait espérer un peu de vitriol dans la journée.
La pluie, c’est à peine si je me rendais compte qu’elle tombait, pourtant c’était comme si on se trouvait pile au milieu de la cuvette des chiottes où Dieu libérait sa vessie, comme disait Youri.
Je passais toutes mes journées les yeux rivés à l’écran, ou sous le neurocasque. Je m’abrutissais de boulot, je ramassais toutes les affaires pourries dont personne ne voulait. J’avais même fini par me brancher sur l’affaire du Trépaneur du Fleuve, et quand je passais pas mes nuits dans les bars de Grand Tunnel, je les fusillais à compulser tous les rapports de type Vicap enregistrés depuis dix-quinze ans dans les bases de données de l’EuroPol.
C’est pas que ça me passionnait, ces longs formulaires tous à l’identique, avec les mêmes cases, les mêmes listes morbides répétées sur les seize pages standards. C’était juste assez horrible pour me tenir en éveil, éloigner les nuages de la dépression, et effacer fugitivement l’image de la fille tombée du ciel, un soir d’été, dix mille siècles auparavant.
J’ai relevé plus de deux cents disparitions suspectes s’étant déroulées sur le territoire de la ceinture sud, durant ce laps de temps. J’ai épluché personnellement pas loin de cinq cents rapports (sur les trois mille pistés par la neuromatrice) faisant état de crimes violents non élucidés sur tout le territoire eurofédéral, de l’Irlande à la Vistule, du cercle arctique à Gibraltar. Mais je n’ai rien trouvé correspondant de près ou de loin au modus operandi de notre ami le Faiseur-de-trous-dans-le-crâne.
A force, sans m’en rendre compte, je me suis mis à collectionner des résultats notables par ailleurs. J’ai réussi à neutraliser la tentative d’implantation d’un virus mafieux dans le réseau interne du Fonds McKenzie. Puis j’ai mené une brillante intrusion dans le cerveau scientifique du centre de recherches Kodak-Fuji, mettant en lumière les carences de leurs systèmes de sécurité.
Lorsque j’étais cyber-pirate, avant de me retrouver au trou, j’avais appelé ma première neuromatrice Sub-Commandante Zero. Toutes mes IA personnelles se sont appelées ainsi par la suite. Evidemment, tout comme moi, les diverses générations de Sub-Commandante Zero se servent d’une panoplie de fausses identités pour communiquer avec l’extérieur. Je suis le seul, et je dis bien le seul, à connaître l’identité de mes neuromatrices. Je suis toujours parvenu à les détruire (où à ce qu’elles s’auto-effacent suffisamment) avant que les condés ne mettent la main dessus.
Selon la Constitution eurofédérale, je suis pas obligé de le dire, c’est protégé par un des amendements sur les libertés individuelles, mais aujourd’hui, une info comme celle-là vaut plus un kopek.
Le message est venu s’afficher à la périphérie de ma vision. Il avait directement sur mon nerf optique, via le réseau interne ultra-protégé d’Oshiro lnternational. Ça disait juste:
ALORS TU T’INTÉRESSES A MOI, PETIT FILS DE PUTE?
Une fraction de seconde plus tard, un virus hautement destructeur pénétrait mes défenses, grillait les circuits de sécurité de la neuromatrice et du casque, et m’envoyait une giclée de neurotransmetteurs vachards qui me firent perdre conscience, dans une gerbe de douleur et de lumières sauvages, juste avant le black-out.
Quand je me suis réveillé il faisait presque nuit. Ça tombait comme un tir de barrage, la pluie grondait de toutes parts, la Ceinture tout entière avait disparue, avalée par la nuée.
La neurotoxine m’avait sacrément dérouillé, j’étais nauséeux, le teint jaunâtre, je devais me taper une hépatite. Je l’ai combattue en me préparant un repas luxueux à en vomir.
Je connais assez bien le type de saloperie qu’on m’avait injecté, un truc vicieux, et très addictif, le dérivé viral d’une métamorphine russe diabolique qu’on surnommait Tchernovik à mon époque. Votre organisme finit généralement par vous la confectionner en dose industrielle, et vous crevez d’une cirrhose, ou d’une hépatite magnum.
Ce que je comprenais absolument pas, c’était comment le mec avait fait pour tromper Sub-Commandante Zero, et surtout en employant, même une micro-seconde, le réseau interne d’Oshiro.
Dans la tradition cyber-pirate, le meilleur antidote contre un Tchernovik réside en quelques termes simples: vous devez urgemment vous accrocher à autre chose.
Je me suis donc fait à bouffer, j’ai tourné en rond, j’ai bu un coup de vodka sibérienne de contrebande, à taux d’alcool illicite, dépassant de trente bons degrés la norme légale. J’ai maté la mousson qui enveloppait la cité, puis j’ai retrouvé un vieux kit dans mon bordel, un neurokit qui permettait de produire du THC en abondance, avec un simple séquenceur de molécules comme le mien. Une heure plus tard, le séquenceur me fournissait ma commande: un long ruban de cellulose fumable, imprégnée à 25 % de THC. Du détonant.
J’ai découpé le ruban en petites tiges que j’ai rigidifiées avec une colle biologique neutre puis je les ai enfilées dans des Camel indiennes, faites avec du tabac virginien cloné.
C’était pas de la sinse, mais ça explosait sec.
Ensuite, j’ai passé la soirée à me confectionner quelques cocktails personnels, de l’époque cyber-pirate. Avec les bons logiciels, et l’indispensable expérience, on peut faire faire n’importe quoi à un vulgaire séquenceur du commerce. De la Méthédrine, par exemple. Voire des opiacés, je vous dis pas. Ça demande du doigté, un bon paquet de patience et les connaissances chimiques requises, mais avec des protéines, une poignée d’ acides aminés, quelques enzymes, deux ou trois colonies de bactéries modifiées et une batterie de micro-machines, vous pouvez fabriquer à peu près n’importe quoi dans votre cuisine aujourd’hui.
Je me suis défoncé jusqu’ au K.O. dans le noir total, en écoutant la mousson gronder autour de moi comme une artillerie céleste.
Je me suis réveillé à midi. Dehors, le ciel était couleur gris-vert lavasse, j’ai à peine relevé qu’il pleuvait plus.
Puis je me suis fumé une Camel spéciale sur laquelle j’avais saupoudré un peu de Meth. La journée démarrait sur les chapeaux de roues.
C’est à ce moment-là que la porte a explosé.
J’ai juste eu le temps de me dire que j’avais déjà vécu une situation analogue, dans une vie antérieure, avant qu’ils ne fassent irruption dans la pièce.
7 “ TechnoPol Zombies ”
Ils étaient six. Et j’en connaissais trois.