Les roues du DC-8 touchèrent le sol avec la douceur d’un baiser kiss-landing. Le voisin de Malko, endormi, ne s’était même pas aperçu qu’ils étaient arrivés. Finalement, ce n’était pas trop long ; entre le Champagne, les repas somptueux, le cinéma et les ravissantes hôtesses, le temps passait vite.
— Nous venons d’atterrir à Los Angeles, International Airport, annonça la voix fraîche d’Helga. Il est 17 heures 20, heure locale. Les Scandinavian Airlines vous souhaitent un bon séjour en Californie…
Malko descendit un des premiers, son attaché-case à la main. En dépit du long vol, il se sentait en pleine forme. D’habitude, il emportait dans le double fond de sa Samsonite noire un pistolet extra-plat, offert quelques années plus tôt par son « patron », David Wise. Une petite merveille fabriquée dans les ateliers discrets de la CIA, pouvant être portée sous un smoking sans donner l’air d’un voyou.
Cette fois, il ne l’avait pas pris. Los Angeles, ce n’était pas Bagdad ou Mexico.
Il ôta ses lunettes. Ses yeux d’or liquide étaient un excellent signe de reconnaissance. Gênant dans un métier où il faut parfois passer inaperçu. Mais on ne se refait pas…
Un homme aux cheveux très courts, grand, le visage banal et rond, s’approcha aussitôt de lui.
— SAS ? Je suis Albert Mann. J’espère que vous avez fait bon voyage.
La Pontiac grise roulait sagement sur le San Diego Freeway à soixante-cinq miles à l’heure, vitesse légale autorisée. De chaque côté, les maisons plates s’alignaient en contrebas par milliers. Culver City, Jefferson City, Airport Village, Inglevood, toute la banlieue triste de Los Angeles.
Un grand panneau vert annonça : « Sunset Boulevard-1/2 mille ». Albert Mann mit son clignotant et prit la file de droite. Malko sourit :
— Vous allez me faire visiter Hollywood ? Jusque-là, ils n’avaient pas échangé trois mots.
— Nous nous arrêtons au Beverly Hills Hôtel, dit Albert Mann. Je vous ai réservé un bungalow.
— Est-ce que je peux savoir pourquoi je suis ici ? demanda Malko comme la Pontiac enfilait les lacets du Sunset Boulevard qui longent UCLA.[8]
— Pour faire connaissance des gens agréables, expliqua Albert Mann, énigmatique.
— Quels gens dois-je rencontrer ?
Le Sunset Boulevard s’élargissait. Maintenant, les villas de rêve se succédaient de chaque côté.
Ils passèrent devant la maison rose bonbon de Jayne Mansfield, en bordure de Bel-Air.
Albert Mann soupira :
— Il va falloir vous introduire dans un milieu totalement fermé aux agents classiques. C’est la raison pour laquelle on a fait appel à vous. Celui du « crazy hollywood[9] », des producteurs, des vedettes, des dingues milliardaires qui se droguent, partouzent et boivent leur litre de whisky par jour. (Il eut un coup d’œil en coin pour Malko.) Si j’en crois votre réputation, cela ne devrait pas vous déplaire.
La Pontiac glissait sans bruit entre deux rangées de cocotiers. Malko sourit :
— Où sont les espions ? L’homme de la CIA secoua la tête.
— C’est une histoire grave. Sinon, on ne vous aurait pas fait venir d’Europe… Voici ce dont il s’agit…
Malko écoutait, ébahi.
— Mais qu’est-ce que les Cubains veulent faire d’un Navajo ? demanda-t-il.
Le visage d’Albert Mann se ferma.
— Je ne suis pas autorisé à vous le dire. C’est une information classée.
Ils arrivaient au Beverly Hills Hôtel. Un bâtiment rose, tarabiscoté, perdu dans des cocotiers verts. Un vrai cauchemar psychédélique. On enfonçait dans la moquette également verte jusqu’aux chevilles. Les murs étaient verts décorés d’immenses feuilles vertes aussi. Il ne manquait que de vrais lézards pour faire des couloirs une très jolie jungle tropicale. Albert Mann avait retenu pour Malko un des petits bungalows au fond du jardin. Deux pièces et une salle de bains pour cent dollars par jour.
Dès qu’on eut apporté les bagages de Malko, Albert Mann tira une photo de sa poche et la tendit à Malko.
— Voici l’homme dont vous devez devenir l’ami.
— Mais c’est Gene Shirak le producteur, dit Malko. Depuis quand les milliardaires travaillent-ils pour les Russes ?
Prudent, l’homme de la CIA corrigea :
— Nous ne disons pas qu’il travaille pour les Russes. Il a un « clean security record[10] » depuis qu’il est dans notre pays. Vingt-neuf ans cette année. Mais il n’a pas toujours été Américain. Gene Shirak est né en Hongrie.
— Qu’attendez-vous au juste de moi ? Albert Mann s’assit sur le lit :
— Que vous deveniez assez lié avec Gene Shirak pour découvrir ce qui se trame. À propos, nous avons trouvé ceci sur le cadavre du Navajo. Cela pouvait être un signe de reconnaissance, ou un cadeau. Prenez-le.
Il tendit à Malko la pierre de lune enchâssée dans sa minuscule gangue d’or.
Malko examina le curieux bijou. Il avait beau être blindé contre les situations bizarres, celle-ci dépassait tout ce qu’il avait déjà vu. Enfin, cela valait mieux que les prisons de Bagdad…[11]
Il empocha la pierre de lune et commença à défaire ses trois valises, dépliant ses éternels complets d’alpaga pour les pendre soigneusement, puis il installa la photo panoramique de son château sur la coiffeuse. Albert Mann le regardait faire, sérieux comme un pape. Malko se demanda soudain si ses amis de la CIA n’étaient pas en train de lui jouer un énorme canular.
Malko déplia une chemise de voile. Il avait beau se creuser le crâne, il ne voyait pas ce qu’un Navajo avait à voir avec la sécurité des États-Unis. Les Indiens navajos sont la tribu la plus importante des USA, une cinquantaine de mille, et vivent dans le nord de l’Arizona, pacifiquement et assez pauvrement.
À moins qu’ils n’aient fomenté un complot pour reconquérir la terre de leurs ancêtres. Mais c’était une hypothèse trop futile pour expliquer l’insistance de la CIA à le plonger dans la débauche.
— Vous avez déjà fumé de la marijuana ? demanda tranquillement Albert Mann.
Malko dut avouer à sa courte honte que non. L’homme de la CIA sortit un paquet de Marlboro de sa poche et le jeta sur le lit.
— Entraînez-vous… Commencez par deux ou trois cigarettes à la fois. Pour voir l’effet que cela vous fait. Tenez, prenez cela aussi.
« Cela » c’était des pilules vertes dans un étui transparent. Malko les regarda avec méfiance.
— Encore de la drogue ?
— Non. Un antidote pour l’alcool. Cela permet de garder la tête froide.
— Vous n’avez pas d’aphrodisiaque ? demanda Malko, pince-sans-rire. Pour que ma panoplie soit complète.
Albert Mann tendit à Malko une carte marron, de la taille d’une carte de visite :
— Voici votre carte de membre de la « Factory ». Ne la perdez pas. Elle nous a coûté mille dollars, précisa-t-il.
Puis il sortit de sa poche un colt 38 au canon de deux pouces, et une boîte de cartouches.
Malko soupesa l’arme et remarqua qu’elle ne portait aucun numéro de série. Décidément la CIA soignait les détails.
— Vous croyez que je vais avoir besoin de cela, ici ? L’Américain haussa les épaules :
— Si nous avons raison, vous en aurez sûrement besoin, ici ou ailleurs.
Charmant. Malko contempla la panoplie étendue sur le lit. Si tous les clients du Beverly Hills en avaient autant…
— Ce n’est pas avec cela que je vais me lier avec M. Gene Shirak, soupira-t-il.
Le sourire froid réapparut sur les lèvres d’Albert Mann.