— Nous avons pensé à cela aussi. Vous aurez une collaboratrice. Elle vous sera d’un grand secours pour lier connaissance avec Gene Shirak.
— Ah ?
C’était peu courant à la CIA, qui ne prisait pas les Mata-Hari.
Albert Mann se leva et ouvrit la porte de la seconde chambre du bungalow.
— Je vous présente miss Daphné La Salle, annonça-t-il.
Il y a des spectacles comme la mer en furie ou un cyclone tropical qui coupent le souffle et la parole. Daphné La Salle appartenait à la même catégorie de phénomènes. Malko faillit se frotter les yeux et parvint, dans un reste de galanterie, à s’incliner devant la fabuleuse apparition.
À en juger par l’odeur qui envahit la pièce, elle achetait son parfum par camion-citerne. Les rares insectes épargnés par la climatisation tombèrent raides morts.
Daphné La Salle semblait descendre tout droit d’une page de Play-Boy Magazine. La poitrine fabuleuse pointait droit sur Malko, comme pour l’éborgner. Ou il y avait un truc, ou c’était un prodige de la nature. Bien entendu, elle ne portait pas de soutien-gorge sous son tricot de filet de marin.
La jupe rose ne cachait guère qu’une dizaine de centimètres de jambes interminables, et des cuisses rondes et bronzées.
Le regard de Malko remonta jusqu’au visage. Un dessin de Varga. La bouche pulpeuse à souhait, d’immenses yeux verts légèrement en amande et des cascades de cheveux roux. Avec assez de noir autour des yeux pour peindre un tableau.
Daphné La Salle bougea et le plancher sembla onduler. Grâce à ses talons de quinze centimètres, elle dépassait Malko. Elle sourit et roucoula, la main tendue :
— Bonjour.
Sa voix aurait fait jeter sa soutane aux orties à feu le cardinal Spellmann. Basse, rauque, intime. La voix de Jackie Kennedy. Sa main enveloppait celle de Malko comme une pieuvre parfumée. Elle consentit enfin à la lui rendre, imbibée de parfum pour une semaine.
Malko avait envie de se pincer. Ce n’était pas possible, Daphné La Salle était un dessin, elle n’existait pas.
— Que pensez-vous de votre collaboratrice ? demanda suavement Albert Mann.
Ce que pensait Malko aurait choqué les oreilles d’une femme honnête. Il préférait laisser le bénéfice du doute à Daphné La Salle. À condition de ne pas la laisser sortir d’un lit, c’était une compagne de vacances parfaite.
— Je la trouve extraordinaire, dit-il sincèrement. J’espère que nous nous entendrons bien.
Albert Mann reprit de son air sérieux :
— Miss La Salle est exactement le type de femme dont raffole Gene Shirak. Nous l’avons choisie pour cela.
Indifférente, Daphné se leva, ondula jusqu’au réfrigérateur, l’ouvrit, en sortit une bouteille de White Label, en vida le quart dans un verre à dents et l’avala.
— Miss La Salle tient également très bien l’alcool, précisa Albert Mann.
Décidément, Daphné avait tout pour faire le bonheur d’un homme…
— Je crois que vous vous entendrez parfaitement bien, fit Albert Mann avec un rien d’ironie. Vous faites un très beau couple…
Malko frémit à la pensée d’être rencontré par un de ses pairs en compagnie de cette créature terrifiante. C’était dur de gagner son argent, parfois. Albert Mann avait déjà la main sur le bouton de la porte :
— Je vous laisse, dit-il avec la légèreté d’une mère maquerelle.
Malko le rattrapa dans l’allée, paniqué :
— Qui est-ce ?
Albert Mann se rengorgea :
— Assez étonnante, n’est-ce pas ? Nous l’avons débauchée d’une grande compagnie qui l’employait au mois comme call-girl pour distraire les gros clients. Elle ne sait pas exactement pour qui elle travaille. Elle se moque totalement de ce qu’on lui fait faire du moment qu’on la paie.
Ils étaient arrivés au polo-room. Albert Mann s’arrête :
— Encore une chose. Vous êtes un de ces types de la Dolce Vita européenne, bourré. Daphné est votre dernière toquade. Vous l’avez rencontrée à New York. Voici ce qui est prévu. Après, ce sera à vous de vous débrouiller…
Lorsque Malko quitta l’homme de la CIA, l’ingéniosité des Américains avait remonté dans son estime.
Daphné La Salle était étendue sur l’immense lit, vêtue d’un slip mauve microscopique, ses seins pointant vers le plafond, au mépris de la pesanteur. Malko s’arrêta sur le seuil, le souffle coupé. Il n’avait encore jamais rencontré un tel concentré de femelle.
— Salut, fit-elle. J’espère que nous allons bien nous entendre. Venez près de moi.
Malko obéit. Gentiment, Daphné défit sa cravate et les premiers boutons de sa chemise, puis passa sa longue main sur la poitrine. Sa voix veloutée plongea Malko dans des abîmes de réflexions.
— Si on regardait le « late, late show », murmura-t-elle. Moi, j’adore la télé.
— Pourquoi pas… fit héroïquement Malko.
— Chouette ! je sens qu’on va être copains.
Daphné se mit à manipuler fiévreusement la télécommande de la télé-couleur jusqu’à ce qu’elle trouve le western de ses rêves sur le canal 7.
Avec un soupir, elle cala sa tête rousse sur la poitrine de Malko.
Elle revint à la vie, le dernier coup de pistolet tiré sur l’écran, s’étira avec une grande sensualité et vint se blottir contre Malko qui s’était déshabillé à son tour. Son regard tomba sur la chevalière de Malko et son œil brilla soudain.
Elle prit le doigt et inspecta la bague.
— C’est groovy[12], fit-elle. Où l’avez-vous achetée ? J’adore les bijoux.
Malko dut lui expliquer ce qu’étaient des armoiries. Daphné ne connaissait que le blason des Cadillac. Lorsque Malko lui parla de son titre, elle eut un roucoulement de joie.
— Je croyais que tous les princes étaient vieux, susurra-t-elle. Et qu’ils portaient des guêtres blanches avec des grandes moustaches…
Pour Daphné, l’histoire s’était arrêtée à l’Empereur François-Joseph.
— J’ai encore jamais connu de prince, sauf un Mexicain, mais il devait pas être vrai.
Les grands yeux verts se voilèrent légèrement. Malko vit approcher la grande bouche charnue et plongea dans un abîme de volupté, tandis que Daphné lui appliquait un baiser de VIP.
Soudain, il sentit l’étreinte se relâcher, puis Daphné le repoussa fermement, et s’assit sur le lit. Ses belles lèvres étaient toutes boudeuses.
— Ça ne colle pas, laissa-t-elle tomber. Je croyais qu’avec un prince, ça me ferait quelque chose, mais je peux pas. Comme toujours.
Malko ne comprenait plus.
— Vous ne faites jamais l’amour ? Elle hocha la tête affirmativement.
— Oh ! si, mais toujours pour le boulot. Si je le fais pour rien, je me dis que ça pourrait me rapporter, je suis furieuse et ça me coupe tout… Il faudrait peut-être que je voie un psychiatre.
— Ce n’est pas idiot, dit prudemment Malko. Soudain sa voix se fit encore plus veloutée :
— Le seul truc serait que vous me donniez quelque chose, cinquante ou cent dollars.
Malko sentit son désir se calmer d’un coup. Cette machine à sous déguisée en pin-up était déprimante.
— Quand nous aurons réussi ce que nous avons à faire, dit-il évasivement. Ce soir, je suis un peu fatigué. Les DC-8 des Scandinavian Airlines ont beau être confortables, j’ai volé pendant treize heures.
Daphné ébouriffa ses cheveux.
— Eh bien, je vais me démaquiller et on va dormir. Demain on a du boulot. Mais j’aimerais bien essayer avec vous un jour…
Un quart d’heure plus tard, ils s’endormaient chastement, chacun de leur côté. Daphné serrant tendrement dans sa main le remote-control de la TV.