Chapitre VI
Gene Shirak s’éveilla en sursaut, trempé de sueur. Toujours le même cauchemar vague qui le poursuivait depuis quelque temps. Il s’enfonçait dans une matière visqueuse et rougeâtre, sans pouvoir lutter. Comme des sables mouvants imaginés par Salvador Dali. Le monde extérieur n’était plus qu’un mur, hostile et souple, qui se refermait lentement autour de lui. Le producteur respira profondément et essuya son front moite.
Sa femme, Joyce, dormait à plat ventre, de l’autre côté de l’immense lit. Gene se leva, tout doucement, passa une robe de chambre en soie bleue et sortit. Le living-room était encore allumé. Presque machinalement, il prit une bouteille de Chivas Régal qui traînait sur le bar et en versa une copieuse rasade dans un large verre. Il hésita avant de l’avaler : il buvait trop. C’était peut-être la cause de ses cauchemars. Une bouteille de whisky par jour, sans compter les Manhattans et le Champagne.
Brusquement, il eut besoin d’air frais. Cela dissiperait l’angoisse qui lui tenaillait la poitrine. La porte coulissante glissa sans bruit et il se retrouva dans le jardin désert et éclairé a giorno. Un vent frais agitait les feuilles des cocotiers au-dessus de la tête de Gene Shirak : le Santana, comme l’appellent encore les Indiens, le vent du nord qui balaie le désert de Californie, déchaînant de terribles tempêtes de sable. Ici, ce n’était qu’une brise légère et agréable.
Gene Shirak respira profondément et leva les yeux vers le ciel étoile. Puis son regard embrassa son domaine. La fierté balaya l’angoisse pour un moment.
Peu d’humains se situaient au rang de Gene Shirak. Sa villa était une des plus belles de Beverly Hills, une des mieux situées, à cinquante mètres du Beverly Hills Hôtel, où il déjeunait tous les jours.
Toutes ses communications téléphoniques étaient filtrées par un « answering service » diligent. Seuls, ses amis les plus intimes pouvaient l’appeler directement. À la moindre crainte, il n’avait qu’à soulever le téléphone et les policiers de Beverly Hills seraient là en quelques secondes, prêts à défendre Gene Shirak et ses biens. Une armée d’avocats pensaient pour lui, agissaient pour lui, signaient pour lui.
Il lui restait seulement à avoir une idée de temps en temps qu’on accueillait comme le Messie et qui se transformait, selon l’alchimie hollywoodienne, en un monceau de dollars.
Même si Gene stoppait toute activité, il pourrait vivre fastueusement le restant de ses jours. Producteur de films indépendant, il avait déjà gagné plusieurs millions de dollars. Ce qui lui permettait de s’offrir les fantaisies les plus coûteuses. Un appareil à faire des vagues pour la piscine ; une Lincoln Mark III équipée de la télévision couleur pour l’anniversaire de sa femme et une Rolls gris métallisé pour lui. Sans parler des soixante-quinze costumes et des chemises qu’il ne mettait qu’une fois. Et des starlettes qu’il consommait sur un coin de son bureau futuriste du 9 000 Sunset Boulevard.
Trop heureuses d’avoir été distinguées par le grand Gene Shirak.
Gene Shirak avait réussi. Et quand on réussit à Hollywood, on réussit vraiment. On accumule un tel piédestal de puissance et d’argent que rien ne peut vous déraciner.
Seulement, voilà, Gene Shirak n’existait pas, n’avait jamais existé. C’était la faille inconnue et secrète, la tare sans recours qui pouvait tout balayer du jour au lendemain.
Vingt-neuf ans plus tôt, un grand jeune homme maigre et mal habillé, aux yeux bleus très clairs, aux fortes mains d’ouvrier, faisait la queue devant les fonctionnaires de l’Immigration d’Ellis Island. Son tour venu, il avait présenté fièrement son visa d’immigration et décliné son identité : Gene Shirak, soudeur à l’arc, de nationalité hongroise, venant d’un camp de personnes déplacées autrichien.
Le fonctionnaire de l’Immigration, avant de lui délivrer son visa définitif, lui avait fait jurer sur la Bible que ses déclarations étaient bien exactes. Formalité banale, mais indispensable. L’homme qui disait s’appeler Gene Shirak avait juré et pénétré sur le territoire américain. Le fonctionnaire blasé qui tendait déjà la Bible au suivant était loin de se douter qu’il venait de faire entrer aux USA un agent des services de renseignements soviétiques. La CIA n’existait pas encore et l’URSS était toujours l’alliée qui avait permis d’écraser l’Allemagne nazie. Seulement, les Russes prenaient déjà leurs précautions : les camps de personnes déplacées étaient truffés de gens comme Gene Shirak.
Celui-ci, qui se nommait en fait Anton Dorak, membre du Parti communiste hongrois depuis 1944, avait travaillé comme un petit fonctionnaire du GRU jusqu’en 1946. Un an plus tôt, ses supérieurs l’avaient inscrit d’office à un cours d’anglais.
Ensuite, il avait passé deux mois à apprendre la soudure à l’arc. Enfin, il avait été convoqué dans le bureau du colonel commandant la section étrangère.
— Anton Dorak, lui avait-on dit, à partir d’aujourd’hui, vous vous appelez Gene Shirak. Voici vos papiers.
Le vrai Gene Shirak avait été fusillé par les Allemands en 1945. Il n’avait aucune famille, pas plus qu’Anton Dorak. Ce dernier avait reçu ses instructions : entrer légalement aux USA comme immigrant, se fondre dans le pays et donner signe de vie quelques mois plus tard, par l’intermédiaire d’une filière sûre dont il possédait les points de chute.
Ensuite, on verrait. Les Russes envoyaient ainsi des milliers d’agents, sachant que la plupart se feraient repérer par le FBI, mais qu’il en passerait quelques-uns à travers les mailles du filet.
Gene Shirak était passé à travers les mailles du FBI. Trop bien même.
L’Immigration lui avait assigné un job à Détroit, chez Ford. Pendant huit mois, il avait soudé des carrosseries, vivant chichement dans une maison délabrée, mais se familiarisant avec la vie américaine. Les premières semaines, il vivait dans la terreur d’être arrêté, mais s’était très vite détendu.
Il avait déposé sa demande de naturalisation, changé de job, pour gagner plus. Peu à peu, il oubliait le GRU et l’excitation que cette mission de confiance lui avait causée. Il pensait dollars. Au bout d’un an, il aurait dû donner signe de vie à son contact. Il avait hésité longuement, un peu effrayé aussi. Il craignait que les Soviétiques ne le retrouvent facilement.
Enfin, après une semaine de réflexion, il avait ramassé sa paie, réglé son loyer et s’était posté au bord de la route 66 menant vers l’Ouest. Au bout de deux heures, un camion l’avait pris à son bord. Gene Shirak avait décidé de dire adieu au GRU et à la Hongrie et de se fondre dans l’immense Amérique. Son vernis communiste n’avait pas résisté aux mirages du dollar.
Deux mois plus tard, il était serveur à la cafétéria de la Warner Bros. Durant deux ans, il n’avait pas réussi à monter plus haut dans l’échelle sociale. Sa formation de petit fonctionnaire du GRU ne l’aidait pas beaucoup. Mais Gene Shirak avait décidé de réussir et guettait la moindre occasion.
Ce n’est que dans ses rares moments de découragement qu’il songeait à donner signe de vie à ses anciens amis. Il s’en était fait de nouveaux ; les ouvriers du studio, les comédiens qu’il servait à table, une jolie serveuse au type mexicain, Joyce, devenue sa maîtresse.
Toute la faune qui évoluait autour du studio. Ceux qui croyaient avoir une idée.
Un jour, Gene Shirak s’était présenté, un manuscrit sous le bras, dans le bureau d’un des directeurs qu’il servait tous les jours à la cantine des cadres. C’était une bonne histoire. On l’avait écouté. D’autant plus que Gene ne se bornait pas à apporter l’idée. Il en avait parlé à quelques comédiens de ses copains, leur avait arraché un accord de principe.