C’est un « package-deal » complet qu’il amenait, tout ce qu’il fallait pour mettre un film en chantier.
Le directeur de la Warner avait offert dix mille dollars, somme énorme à l’époque. Gene lui avait ri au nez et menacé d’aller de l’autre côté du boulevard, chez Universal, où ils manquaient d’idées. Il ne demandait rien de moins que de produire le film lui-même. Sans un sou de salaire. Simplement quinze pour cent sur les recettes brutes.
Après deux semaines de baroud d’honneur, la Warner Bros avait capitulé devant ce serveur aux dents longues.
Du jour au lendemain, Gene Shirak s’était retrouvé dans un bureau climatisé avec deux secrétaires, six téléphones, et le droit à des notes de frais illimitées.
La première semaine, il avait couché avec ses deux secrétaires. D’abord séparément, ensuite ensemble. Il se rattrapait des putains à huit dollars de Burbank.
À la fin du premier mois, il avait renvoyé la première qui prétendait à juste titre être enceinte de lui. Avec une paire de gifles en prime pour avoir osé le menacer de se plaindre au grand patron de la Warner.
Vers la même époque, il avait fait afficher une note dans son bureau précisant qu’il ne serait jamais là, sous aucun prétexte, pour un certain Melvin Grosky. Le candide écrivain pauvre qui lui avait confié le script parce que Gene travaillait dans un studio et connaissait des gens de cinéma. Ensuite la carrière de Gene s’était poursuivie avec une rigueur hollywoodienne.
Son aptitude à ravitailler en jeunes et fraîches comédiennes le grand patron des studios que sa maladie de Parkinson empêchait de recruter lui-même, l’avait très vite fait classer dans les « bons » producteurs. Les films avaient succédé aux films et les dollars aux dollars. Et Gene avait épousé Joyce, la petite serveuse. Peut-être parce qu’elle avait fait preuve d’une docilité totale. Très vite, il l’avait reléguée parmi les jouets dont il se fatiguait.
Gene ne la sortait que pour les reportages sur la vie idyllique des grands mogols de Hollywood et à l’occasion des premières de ses films.
Effacée et silencieuse, elle participait parfois d’un air absent aux orgies dont Gene Shirak était friand. Personne ne comprenait pourquoi Gene restait marié avec elle, alors que les plus belles filles de Hollywood se seraient damnées pour partager sa vie fastueuse. Lorsqu’un intime posait la question au producteur, celui-ci répondit avec un regard candide de ses yeux bleus :
— Mais je l’aime !
Ce qui faisait se tordre de rire même les plus innocents.
En réalité, Gene avait souvent pensé au divorce, mais il avait peur. Il avait la mauvaise habitude de parler dans son sommeil et se demandait si Joyce n’avait pas surpris son secret. D’autant plus que, maintenant, il rêvait en anglais. Elle avait eu parfois des allusions curieuses. Lui-même avait toujours férocement refusé de retourner en Hongrie, de parler de son passé. Avait prétendu de ne plus connaître personne à Budapest. Comme si, brusquement, il avait surgi du néant.
Et Joyce avait suivi dans l’ombre l’ascension de son mari. Depuis plusieurs années, Gene Shirak avait cessé d’avoir peur, persuadé que les Russes l’avaient oublié. Du côté américain, il n’avait aucune crainte à avoir. C’était le parfait citoyen. Sa réussite le faisait citer en exemple dans toute la Californie du Sud.
Il avait continué à grimper les échelons du succès. Jusqu’à un lundi d’avril. Sa secrétaire lui avait passé une femme qui insistait pour lui parler personnellement. Agacé, Gene Shirak avait pris la communication, persuadé qu’il s’agissait d’une ex-maîtresse. Au bout du fil, la voix avait un léger accent.
— Gene Shirak ? C’est bien vous ? avait-elle demandé.
— Qu’est-ce que vous voulez ?
Elle avait continué en hongrois, sa langue natale.
— Je suis une amie d’Anton Dorak, avait-elle dit d’une voix égale. J’ai eu beaucoup de mal à vous retrouver. Il aimerait avoir de vos nouvelles…
L’inconnue avait appuyé sur le mot « beaucoup ». Le cerveau de Gene s’était brusquement vidé. Il ne voulait pas y croire. Anton Dorak, c’était lui. Mais ce n’était plus lui, non plus. Il était Gene Shirak. Il était resté une seconde silencieux. La voix s’était faite insistante :
— Vous vous souvenez d’Anton Dorak, n’est-ce pas ? Gene s’était entendu répondre « oui ».
Après, cela avait été l’horrible enchaînement du chantage. L’inconnue lui avait donné rendez-vous dans une petite cafétéria de la Cienega Boulevard. Il avait failli ne pas y aller, avait bu comme un trou pendant deux jours, s’était décidé à la dernière seconde.
La femme l’attendait dans un coin. Elle lui avait fait un signe joyeux lorsqu’il était entré. Comme une vieille amie. Le visage de Gene était connu. Elle pouvait avoir trente-cinq ans, avec une bouche large, des traits épais et sensuels, une silhouette un peu lourde. La dureté de ses yeux marron démentait la douceur du visage.
Tout de suite, elle avait tendu à travers la table une grande enveloppe marron à Gene, avec un sourire à peine ironique. Elle parlait hongrois parfaitement :
— Voici votre dossier, Anton Dorak. Nous n’oublions jamais rien. Tout se trouve là-dedans. Votre carte d’identité du GRU avec vos empreintes, votre vrai passeport. Vos états de service. Et quelques autres pièces.
Gene Shirak, soudain, était redevenu le petit fonctionnaire du GRU. Il avait murmuré :
— Comment m’avez-vous retrouvé ?
La femme avait éludé la question, avec un léger haussement d’épaules :
— Nous sommes plus puissants que vous ne le pensez. Mais nous ne vous voulions pas de mal. Seulement que vous nous rendiez un service…
Pendant dix minutes, elle lui avait expliqué en quoi ce service consistait. Puis s’était levée sans avoir touché à son café :
— Vous trouverez un numéro de téléphone dans l’enveloppe. Je m’appelle Erain. Ne cherchez pas à me suivre. Si vous vous acquittez convenablement de cette mission, nous vous tiendrons quitte et il faudra vous estimer très heureux.
Quand il s’était retrouvé au volant de la Rolls dans la Cienega ruisselante de soleil, Gene Shirak s’était sérieusement demandé s’il n’avait pas rêvé. Mais l’enveloppe brune était posée sur le siège près de lui.
Garé dans un parking, il l’avait ouverte. Dedans, il y avait de quoi ruiner sa vie. Les Américains ne pardonnaient pas le parjure. Gene était entré aux USA illégalement, sous un faux nom, même s’il ne s’était livré à aucune activité d’espionnage. Sa nationalité américaine lui serait retirée et il serait déporté dans son pays d’origine, c’est-à-dire en Hongrie. La fin de sa vie de roi, de toute façon. Et peut-être la mort.
Le soir, il avait bu encore plus que d’habitude. Une bouteille entière de Chivas Régal, seul au bord de la piscine. Après avoir brûlé les papiers.
Il avait attendu une semaine sans rien faire, avec l’espoir insensé qu’Erain allait disparaître comme elle était venue, que tout cela n’était qu’un horrible cauchemar.
Mais le lundi suivant, le téléphone avait de nouveau sonné dans le luxueux bureau du 9 000 Sunset Boulevard. C’était Erain, avec une nuance de menace dans la voix.
— Vous êtes-vous occupé de nos amis ?
C’eût été le moment de lui répondre qu’il ne la connaissait pas, qu’il ne comprenait pas de quoi elle parlait, de raccrocher… Mais lâchement, Gene Shirak avait répondu à Erain, du ton de petit garçon qu’il prenait avec elle.
— Je m’en suis occupé. Rappelez-moi dans une semaine.
Il était pris dans l’engrenage. Il avait beau se dire que ce n’était qu’un moment à passer, qu’ensuite il reprendrait sa vie insouciante et fastueuse, il savait au fond de lui-même que c’en était fini de son confort moral.