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Ce qu’on lui demandait semblait à première vue innocent et loufoque : entrer en contact avec un Indien de la tribu des Navajos, gagner sa confiance et le faire passer en fraude au Mexique à une date arrangée d’avance avec Erain. Lorsque la Hongroise lui avait parlé de cela, il avait d’abord cru qu’elle se moquait de lui. Mais elle était parfaitement sérieuse.

— Nous vous avons choisi, vous, avait-elle appuyé, parce que nous pensons que votre métier vous facilitera cette mission. C’est urgent et extrêmement important. Vous avez trois mois.

Pendant vingt-quatre heures, Gene Shirak s’était creusé la tête pour deviner à quoi pouvait bien servir un Navajo. Et pourquoi il fallait le faire sortir en fraude. En vain. Après le second coup de téléphone d’Erain, il s’était mis au travail. En tant que producteur, il lui avait été très facile d’en trouver plusieurs que l’on utilisait régulièrement au tournage des films. Cela avait été un jeu d’enfant d’en engager un, nommé Zuni, comme jardinier de la villa.

Tout à fait le genre d’excentricité qui faisait la joie des commères de Hollywood : Devinez ce que Gene Shirak a chez lui ? Un Navajo, ma chère, un vrai.

Zuni était grand, avec des traits réguliers, les cheveux très noirs, le teint cuivré. Des épaules musclées et des hanches étroites. Timide et doux. Gene Shirak lui avait alloué un petit bungalow au fond du jardin. L’Indien tondait les pelouses, s’occupait des fleurs et de la piscine, en apparence totalement indifférent au monde extérieur, pour soixante-quinze dollars par semaine.

Pour le succès futur de son plan, Gene l’avait emmené deux ou trois fois en week-end à San Diego. Il l’avait même une fois confié à Joyce. Le Navajo faisait ce qu’on lui disait.

Ensuite Gene avait passé à la seconde partie du plan : le faire passer au Mexique. C’était plus délicat. Il avait décidé de faire appel à « Darling » Jill. Elle ne poserait pas de question et il n’avait rien à craindre d’elle : régulièrement, il la ravitaillait en hachisch, en marijuana, LSD et même héroïne… Sans lui, elle était perdue. Il lui avait simplement demandé de conduire Zuni au Mexique à Ensenada, de descendre dans un certain motel. On la contacterait sur place et on s’occuperait du Navajo. « Darling » Jill reviendrait seule en Californie. La jeune femme avait accepté sans discuter. Doublement lorsqu’elle avait vu l’Indien.

Du côté de Zuni, le producteur lui avait simplement dit qu’une de ses amies l’emmenait au Mexique parce qu’elle ne voulait pas rouler seule.

Quand il aurait disparu, il serait toujours temps de s’inquiéter. « Darling » Jill jurerait que le Navajo s’était évaporé au Mexique et personne n’en parlerait plus.

La Hongroise avait approuvé l’ensemble du plan. Tout était prêt de son côté. Le Navajo connaissait déjà Jill pour l’avoir vue à la villa.

Et puis, il y avait eu le pépin imprévisible, à cause de « Darling » Jill. Depuis, Gene Shirak ne vivait plus. Ni chez lui, ni au bureau, il ne répondait plus au téléphone lui-même, sachant qu’Erain n’oserait pas insister. Elle avait appelé plusieurs fois. Gene espérait secrètement qu’elle se découragerait, qu’il retrouverait sa tranquillité.

Appuyé à une des colonnades de la piscine, sous le ciel étoile, Gene essayait de chasser l’angoisse qui l’avait réveillé. C’est alors que le téléphone sonna.

* * *

Le téléphone sonnait avec insistance depuis près d’une minute. Gene Shirak se décida à répondre. Il savait qui c’était et cela le rendait malade. Heureusement que Joyce dormait.

— Pourquoi vous cachez-vous ? fit la voix métallique d’Erain. Que s’est-il passé ? Pourquoi n’avez-vous pas rempli vos engagements ?

— Je ne me cachais pas, protesta-t-il, j’étais à Palm Springs. Pour mes affaires.

— Pourquoi n’avez-vous pas livré la marchandise ? insista la Hongroise. Depuis dimanche matin, j’essaie de vous joindre. Vous savez pourtant ce que vous risquez…

Gene Shirak avala sa salive.

— Il y a eu un incident imprévu, dit-il. Quelque chose de grave.

— Quoi ?

La voix de la femme était tendue, mais pas inquiète.

— Il est mort, fit-il à mi-voix.

— Mort !

— Un accident. Je vous expliquerai. D’ailleurs, la police est venue.

— Pourquoi la police ?

Gene Shirak était de plus en plus mal à l’aise. Il ne voulait pas avouer la vérité :

— Je préfère vous expliquer de vive voix, affirma-t-il.

— Faites attention, dit la femme. Pourquoi avez-vous mêlé la police à cette histoire ? C’est dangereux…

— Je sais bien que c’est dangereux, grogna Gene Shirak. Mais je ne pouvais pas faire autrement.

Il y eut un soupir agacé à l’autre bout du fil.

— Vous me donnerez vos explications et j’espère qu’elles sont bonnes, annonça froidement Erain. Il faut continuer de toute façon.

Il crut avoir mal entendu.

— Continuer ?

— Oui. Il faut un autre Navajo. Le plus vite possible. Faites ce qu’il faut. Sinon…

Elle avait raccroché. Gene Shirak resta plusieurs secondes l’écouteur à la main, abasourdi. Elle était folle.

* * *

Erain Belgra sortit de la cabine téléphonique et monta dans sa vieille Corvair grise. C’est tout ce qu’elle avait les moyens de se payer, avec son salaire de secrétaire. Elle ne recevait pas un sou de ses vrais employeurs, afin d’être à l’abri de n’importe quelle enquête. Depuis douze ans aux USA – entrée comme soi-disant réfugiée après la révolution hongroise de 1956 – elle était insoupçonnable. Même si le FBI l’avait arrêtée, elle n’aurait pu dénoncer personne : elle ne savait rien du réseau qui l’employait. Ses ordres venaient par téléphone, précédés d’une phrase code.

Jusqu’ici, elle avait surtout fait de l’espionnage industriel. Cette mission « Navajo » sortait un peu du cadre de ses activités. Mais elle avait cru comprendre qu’elle était la seule sur la côte ouest à se trouver en mesure de la mener à bien. De plus, elle avait éprouvé une immédiate antipathie pour Gene Shirak, pourri par l’argent et la vie facile. Son éducation communiste la blindait contre les tentations du capitalisme. Elle songeait avec ivresse au jour où il n’y aurait plus de Gene Shirak aux USA. Plus que des fourmis comme elle.

Elle n’avait presque plus d’essence et stoppa dans une station « 76 » pour faire le plein et donner un second coup de téléphone.

La mission « Navajo » devait être très importante car deux hommes attendaient pour lui prêter main-forte, le cas échéant. Elle ne les avait jamais vus, mais savait qu’ils étaient deux car elle avait parlé à deux voix différentes. Elle possédait seulement un numéro de téléphone pour les joindre, qui changeait tous les deux ou trois jours. Et des heures précises de « vacation ». Ils utilisaient comme elle des cabines publiques.

L’homme, à l’autre bout du fil, décrocha immédiatement. Erain raconta ce qu’avait raconté Gene Shirak, d’une voix égale. Lorsqu’elle eut fini, l’inconnu dit simplement :

— Pressez-le. À partir de demain, appelez-moi à 656 9573, de quatre à cinq. Si vous avez besoin de nous, n’hésitez pas et surtout ne perdez pas de temps.

Il raccrocha sans le moindre encouragement. Tous les rapports étaient déshumanisés pour éviter les contacts dangereux. Erain Bulgra ne souffrait pas de sa solitude. Lorsqu’elle avait trop envie de faire l’amour, elle se faisait racoler sur la plage par un inconnu qui la soulageait et le quittait ensuite sans même lui donner son nom.