Sa seule joie venait de ses disques classiques qu’elle achetait en solde dans les super-markets. Et du combat souterrain où elle n’était qu’un pion anonyme.
Chapitre VII
Il n’y avait qu’un piéton, le long de Sunset Boulevard, mais quel piéton ! Daphné La Salle, moulée dans un pantalon de dentelle blanche transparent et un chemisier d’organsa frisant la pornographie, ses longs cheveux roux au vent.
Dans ce pays où la plus pauvre des femmes de ménage du Watts[13] a sa voiture, les automobilistes en perdaient le souffle. Cela ne pouvait être qu’une folle ou une hippie. Se déhanchant allègrement, elle avançait sur la plateforme séparant les deux voies de circulation, balançant un minuscule sac argenté, plantant ses hauts talons dans l’herbe.
Le feu passa au vert, au croisement de Beverly Drive et de Sunset Boulevard. Plusieurs voitures démarrèrent, dont une Rolls gris métallisé. Daphné quitta l’herbe pour le rebord de pierre bordant l’asphalte. La Rolls arrivait derrière elle, ne dépassant pas vingt miles à l’heure.
Le capot surgit à la droite de la jeune femme. Brusquement, celle-ci battit l’air de ses bras, perdit l’équilibre glissa le long de la carrosserie, tentant de se raccrocher à une poignée et roula par terre avec un hurlement perçant.
Elle resta étendue sur le dos, les bras en croix, les yeux fermés.
Une Cadillac, derrière la Rolls, freina et se fit emboutir dans un horrible bruit de ferraille.
Sur l’autre voie, les voitures stoppaient et tous les conducteurs mâles sans exception, accouraient au secours de la blessée.
Gene Shirak bondit de la Rolls stoppée à dix mètres et courut jusqu’à la forme étendue. Il s’accroupit près d’elle. Les dentelles du pantalon s’étaient déchirées dans la chute, à la hauteur de la cuisse droite, laissant apercevoir un gros hématome. Mais Gene avait beaucoup de mal à détacher son regard d’un sein impressionnant, qui, lui, hélas, n’avait pas la moindre égratignure.
La bouche sèche, il détaillait le corps de Daphné avec des pensées qui l’auraient fait exclure immédiatement de la Croix-Rouge. La jeune femme ouvrit les yeux.
— J’ai mal, gémit-elle de sa voix veloutée, oh ! j’ai si mal !
Le producteur se sentit une âme de saint-Bernard en plein blizzard.
— Où ? demanda-t-il.
Daphné prit sa main velue et la plaça sous le chemisier, les doigts contre la peau douce et élastique de son sein gauche. Gene eut l’impression de recevoir une décharge d’électricité statique et un picotement voluptueux remonta le long de sa colonne vertébrale.
— Mon cœur ! soupira Daphné, j’ai eu si peur.
— Ce n’est rien ! affirma Gene. Je vais vous transporter à l’hôpital.
Une lueur de panique passa dans les grands yeux verts et Daphné s’accrocha de toutes ses forces au cou du producteur, écrasant sa poitrine contre lui.
— Oh ! non, j’ai peur dans les hôpitaux. Je vais aller dans une pharmacie.
Avec une grimace de souffrance, elle se releva, son bras passé autour du cou de Gene. Le pantalon de dentelle était arraché sur toute la longueur de la jambe droite, laissant apparaître la cuisse et un bout de slip mauve.
— Je vais vous emmener chez moi, offrit Gene. Vous vous reposerez et nous appellerons un docteur.
Il la soutint jusqu’à la Rolls-Royce. Déçus, les sauveteurs en puissance remontèrent dans leurs voitures. L’embouteillage atteignait déjà la pharmacie Schwab, à un demi-mile de là. Belle manifestation d’esprit civique… Gene installa avec précaution Daphné sur les coussins arrière de la Rolls et se mit au volant. Tant pis, il n’irait pas au bureau. Ce n’est pas tous les jours qu’on rencontrait sur sa route une fille de cette beauté.
Daphné avait déjà allumé la mini-télévision encastrée à l’arrière. Pour la forme, elle gémit un peu. Heureusement qu’elle savait tomber. Gene Shirak fit demi-tour en face de Foothill Drive et sentit soudain ses soucis s’envoler.
Étendu au bord de la piscine du Beverly Hills Hôtel, Malko écoutait d’une oreille distraite sa voisine de matelas en bikini de vison, une blonde platinée, lui expliquer qu’elle choisissait ses amants dans la catégorie des hommes gagnant plus de trois mille dollars par mois, cette somme représentant la pension alimentaire versée par son ancien mari.
Question de standing.
Il regarda sa montre. Daphné était partie depuis une heure maintenant. Bon signe. Elle guettait Gene Shirak depuis trois jours. Le premier jour il ne s’était pas montré ; le second, il allait trop vite. Aujourd’hui, elle avait dû avoir plus de chance…
L’aide du FBI était précieuse. Albert Mann avait appris à Malko que le producteur déjeunait chaque jour au restaurant du Beverly Hills et partait ensuite à son bureau, 9 000 Sunset Boulevard.
Il suffisait de l’intercepter au bon moment. En attendant, Malko jouait son rôle d’oisif milliardaire. Les cocotiers bruissaient doucement au-dessus de sa tête et il n’avait qu’à lever un doigt pour que le bar ambulant stoppe devant lui. L’hôtel se flattait d’avoir la clientèle la plus sélect et la plus riche du monde.
Le garçon de la piscine s’était acheté en quatre mois une Rolls de 1964 avec ses pourboires.
Depuis le grand incendie de Beverly Hills, en 1966, l’apparition de Daphné avait été l’événement le plus marquant survenu à l’hôtel. Elle était si typiquement hollywoodienne que Malko avait été sur-le-champ classé parmi les gens « in ». D’autant plus qu’elle se conduisait avec l’aimable désinvolture d’une guenon en rut. Ses bikinis diminuant chaque jour de surface, un producteur de disques avait parié deux cents dollars qu’elle finirait par venir « topless ». Secret espoir de tous les mâles présents.
S’ils avaient su que l’intimité de Malko et de Daphné n’avait encore dépassé le baiser presque chaste…
Malko regarda autour de lui, avant de plonger. Tous les visages étaient marqués par une dureté sous-jacente. À Hollywood, tout se payait cher, et ce qui se payait le plus cher, c’était l’argent. Derrière la vie facile, les Cadillac, les Lincoln Mark III, les Rolls, les femmes sophistiquées, belles et offertes aux vainqueurs, il y avait une lutte impitoyable, des secrets mortels et sordides, des cadavres.
De temps en temps, un homme que l’on croyait arrivé, heureux, vainqueur, se tirait une balle dans la tête.
Sans raison apparente. Brisé intérieurement.
Malko se demandait le prix qu’avait payé Gene Shirak. Quel était son secret, si les hypothèses de la CIA étaient exactes ? Qu’est-ce qui pouvait pousser un homme riche et célèbre à trahir son pays d’adoption.
Gene Shirak, soutenant Daphné, passa près de la chaise longue de sa femme et lui expliqua brièvement l’accident. Joyce jeta un regard sombre à la rousse et murmura une phrase indistincte où il était question d’ordures qu’il était préférable de laisser dans les caniveaux. Daphné répondit par un gracieux sourire et suivit Gene à l’intérieur de la villa. Il fit étendre Daphné sur son propre lit.
— Comme vous êtes gentil, murmura-t-elle.
Elle soupira, ce qui fit doubler ses seins de volume. Gene se sentit au bord de la folie.
— Je vais vous faire couler un bain, cela vous détendra, proposa-t-il d’une voix étranglée.
Elle le retint par la main. Ses yeux verts se révulsèrent presque comme elle passait ses deux mains dans la toison recouvrant la poitrine du producteur. En même temps son bassin se soulevait du lit.