Heureusement que Dean Anchor était mort. Mais il avait été fou de vouloir éliminer l’homme blond. D’autant que ce dernier avait bel et bien rendez-vous avec Jill. Il avait perdu cinq mille dollars pour rien.
Sa seule chance était de se tenir tranquille et d’attendre.
Le téléphone sonna et la secrétaire passa la tête par la porte :
— Douglas Reef, d’Universal.
— Qu’il aille se faire foutre ! fit brutalement Gene Shirak.
S’il ne convainquait pas Erain d’arrêter tout, cela finirait mal. Seulement, il n’avait aucun moyen de pression sur elle.
Il ouvrit une nouvelle bouteille de Dom Perignon et se versa la moitié d’un verre qu’il avala d’un coup. Impossible de continuer à vivre comme cela.
La ligne directe grelotta. Gene alla décrocher et son cœur sauta dans sa gorge. Il avait reconnu le léger accent d’Erain.
— Descendez au Scandia, dit-elle simplement. Je vous attends.
Avant qu’il ait le temps d’ouvrir la bouche, elle avait raccroché. Gene resta une minute songeur. C’était tentant de prévenir le FBI, de faire prendre Erain. Ils lui en sauraient gré. Mais ils ne le protégeraient pas toute sa vie.
— Je descends pour une heure, dit-il à Ann. Je rappellerai Douglas Reef plus tard.
Dans l’ascenseur il réfléchissait encore. Quelle était la façon la moins dangereuse de se sortir de ce merdier ?
Le Scandia, restaurant élégant voisin du 9 000, était aussi sombre que d’habitude. Le maître d’hôtel se précipita sur Gene Shirak ; le restaurant semblait absolument vide.
— Personne ne m’a demandé ?
— Personne, monsieur Shirak, fit l’autre, dégoulinant de respect.
Gene s’assit près de la porte et commanda un JB pour changer. Il se sentait déplacé et vulnérable dans ce restaurant vide. Où était Erain ? Il avait fini son whisky quand le maître d’hôtel se pencha sur lui.
— On vous demande au téléphone, monsieur, dans la cabine du fond.
Gene courut jusqu’au téléphone.
— Je vous avais donné huit jours pour reprendre l’affaire, fit la voix glaciale de la Hongroise. Où en êtes-vous ?
C’en était trop pour Gene Shirak. Bégayant de fureur, il se mit à injurier grossièrement son interlocutrice. Il en bavait dans le récepteur. Erain laissa passer l’orage :
— Vous feriez mieux de vous calmer, fit-elle. J’ai besoin de vous et vous allez obéir. Sinon…
— Sinon quoi ? hurla Gene Shirak dans sa fureur. Vous allez m’envoyez le FBI ? Ils sont déjà là…
Brusquement, il se rendit compte de son imprudence entrouvrit la porte de la cabine. Le maître d’hôtel était à l’autre bout du restaurant. Heureusement.
— Écoutez, dit-il, il faut que je vous voie. Absolument. C’était jouer avec le feu étant donné la surveillance dont il était sûrement l’objet, mais il ne se sentait pas capable de convaincre Erain au téléphone.
— Je n’en vois pas l’utilité, répliqua Erain. Tant que tout ne sera pas prêt.
— Si je ne vous vois pas ce soir, fit Gene Shirak, je laisse tout tomber, définitivement. Et advienne que pourra.
Erain hésita. Elle sentait Gene Shirak à bout de nerfs sans en savoir la raison. Les instructions étaient de ne le voir qu’en cas de nécessité absolue. Mais elles étaient aussi de remplir la mission… Quels que soient les risques. Elle fit une dernière tentative :
— Tout doit être réglé avant une semaine, insista-t-elle. D’ici là, je n’ai pas à vous voir. C’est aussi dangereux pour vous que pour moi.
— Je m’en fous ! Je veux vous voir.
— Bien, conclut Erain. Je vous verrai ce soir. Au croisement de Mulholland Drive et de Laurel Pass. À onze heures.
Elle raccrocha et Gene retraversa le Scandia avec l’impression d’avoir disputé un combat de boxe, sous l’œil faussement respectueux du maître d’hôtel. C’était toujours amusant de voir un « big shot » se faire poser un lapin.
Gene remonta dans son bureau. Il n’avait plus faim. Il fallait absolument convaincre la Hongroise de renoncer. Heureusement, elle était inquiète depuis la mort du Navajo et prenait certaines précautions : ne l’appeler que d’un endroit public, au cas où sa ligne serait sous surveillance. Il ne savait ni son adresse, ni où elle travaillait.
— M. Douglas Reef vous a rappelé, annonça la secrétaire dès qu’il ouvrit la porte. Il vous fait dire d’aller vous faire foutre.
Un ange passa et s’envola, effaré. Tout allait mal.
Des groupes de hippies faisaient du stop sur Laurel Canyon. Plusieurs sifflèrent en voyant la Rolls. Gene Shirak conduisait lentement. Il était bien en avance à son rendez-vous, il n’était pas plus de dix heures et demie.
Il était sûr de ne pas avoir été suivi. En rentrant il avait garé la Rolls de l’autre côté de la maison et l’avait rejointe en sautant son propre mur. Ensuite il avait zigzagué dans Beverly Hills. Aucune voiture ne le suivait.
Il tourna à droite dans Lookout Drive. C’était un chemin sinueux bordé de vieilles maisons de bois envahies par les hippies. Gene faillit se faire emboutir par une vieille Porsche qui descendait ventre à terre avec au moins six garçons et filles.
De là, il rejoignit Laurel Pass. Les maisons étaient déjà beaucoup plus clairsemées. Mulholland Drive serpentait sur des milles de virages, épousant la crête des collines, de Beverly Glen à l’autre bout de San Fernando Valley.
Le croisement avec Mulholland Drive était désert. Gene gara la Rolls sur une petite placette et partit explorer les environs. Les seules bâtisses en vue étaient trois vieilles baraques en bois.
Deux étaient inoccupées. Une lumière brillait dans la troisième, au premier étage.
Gene n’était qu’un paquet de nerfs. Inlassablement, il se répétait ce qu’il allait dire à la Hongroise, comme un collégien se récite des mots d’amour pour se donner du courage, avant un rendez-vous galant.
Pour s’occuper, il remonta dans la Rolls et alla la garer dans un petit « driveway » menant à une maison vide, perpendiculaire à Laurel Pass. Ainsi, on ne la voyait pas de la route. Il coupa le contact, et le bruit de son cœur lui sembla effroyable. Machinalement, il porta la main sur sa poitrine.
Il reposa sa tête sur l’accoudoir en cuir, et la bonne odeur de luxe lui remonta un peu le moral. La montre de bord indiquait onze heures moins sept. Le temps avait passé vite. La glace électrique se baissa silencieusement. Les collines étaient mortes, seule le grondement des véhicules dans San Fernando Valley troublait le calme.
Un ronronnement de moteur se fit entendre sur Mulholland Drive. Gene descendit de la Rolls. Une voiture arrivait, mais il ne pouvait encore la voir. En hâte, il remonta jusqu’au croisement. Au moment où il parvenait à la placette, une Corvair grise surgit du virage, roulant très lentement.
Gene s’arrêta.
La voiture vint à sa hauteur et freina. Il se pencha et reconnut Erain, seule dans la voiture. Elle stoppa deux mètres plus loin. Gene, malgré lui, courut et ouvrit la portière.
— Montez.
Il obéit. L’intérieur sentait l’essence et la saleté. C’était une vieille voiture mal entretenue.
— Alors ? demanda Erain, qu’est-ce que vous vouliez ? Brusquement, Gene eut le cerveau vide. Il regarda le profil régulier avec une furieuse envie d’étrangler la Hongroise.
— Je ne peux pas continuer, dit-il à voix basse, c’est trop dangereux.
— C’est à nous de juger ce qui est dangereux ou pas, coupa-t-elle sèchement. Vous avez un service à nous rendre, vous nous le rendrez. Ne cherchez pas d’excuses.