Gene explosa tout à coup :
— Je ne cherche pas d’excuses, rugit-il. J’ai le FBI au cul ! Ça vous suffit, non ?
Le désir de faire peur à Erain fut plus fort que la prudence : bribes par bribes, il raconta comment il avait tenté de supprimer Malko et pourquoi. Au fur et à mesure, le sang se retirait du visage d’Erain. C’était encore pire que ce qu’elle avait imaginé. Quand les « manipulés » perdaient la boule, on ne savait pas où ça s’arrêtait.
— Vous voulez dire que, vous sachant surveillé par le FBI, vous m’avez donné rendez-vous ? siffla-t-elle.
— Je suis sûr que l’on ne m’a pas suivi, fit piteusement Gene.
— Vous avez fait du joli, coupa la voix glaciale de la Hongroise. Vous êtes complètement fou. Utiliser un tueur à gages ! Et qui n’a même pas réussi. C’est un suicide.
Gene prit la balle au bond.
— Justement. Le mieux, c’est de me tenir tranquille et de me faire oublier. Plus tard peut-être…
Erain secoua la tête. Il y avait autant de lassitude que de détermination dans sa voix. Mais elle n’avait pas le choix. Dans l’organisation, elle n’était qu’un pion, à sacrifier, si besoin était, au succès de sa mission :
— Non. Il faut continuer. Dès demain, vous irez cherchez le second Navajo et vous le prendrez à votre service. C’est la première partie de l’opération.
— C’est de la folie !
La Hongroise tendit la main vers la portière et l’ouvrit :
— Ce n’est pas à vous d’en juger, répéta-t-elle. Si demain, vous n’avez pas le Navajo, j’envoie le dossier que vous connaissez au FBI. Au revoir.
Sans même s’en rendre compte, il descendit de la Corvair et marcha vers la Rolls. Partagé entre la rage, la haine et la peur, il ne voyait même plus ce qui l’entourait et buta contre l’aile de la Rolls.
Le crissement du démarreur de la Corvair le fit sursauter. Erain n’arrivait pas à redémarrer.
Gene Shirak se laissa tomber dans la Rolls et tourna le contact. À travers le pare-brise, il vit les phares de la Corvair se rallumer. Erain avait enfin réussi à la mettre en marche. La petite voiture vira lentement et s’engagea dans Laurel Pass.
Soudain une haine aveugle submergea Gene Shirak. Il eut l’impression qu’en supprimant Erain, il allait éliminer tous ses problèmes.
La Corvair était à vingt mètres. Les dents serrées, Gene Shirak mit le lever de la boîte automatique sur le « Low » afin de donner le maximum de puissance. La lueur des phares de la Corvair éclaira la route devant le Drive-Way. Elle roulait très doucement. Gene appuya légèrement sur la pédale de l’accélérateur et la Rolls avança de quelques centimètres. Puis il appuya encore mais pesa sur le frein en même temps. La puissance du moteur fit vibrer le châssis. Il eut le temps de penser que c’était probablement la première fois qu’on se servait d’une Rolls-Royce de vingt-huit mille dollars pour commettre un assassinat.
Le capot court de la Corvair apparut. Gene Shirak enfonça l’accélérateur au plancher. Les deux tonnes se ruèrent en avant. La calandre massive comme l’avant d’une locomotive pénétra dans les tôles légères de la petite voiture avec un bruit sourd. Solidement accroché à son volant, tous les muscles bandés, Gene Shirak jura pour se soulager.
Il y eut un choc violent, un raclement de ferraille et la Rolls s’arrêta, l’avant coincé dans les débris de la Corvair.
Gene Shirak coupa le contact. Le moteur de la Rolls n’avait même pas calé. Poussée comme par un bulldozer, la Corvair avait été rejetée jusqu’au talus où elle était restée coincée. Irrémédiablement enchevêtrées, les deux voitures bouchaient Laurel Pass.
Gene Shirak descendit. La tête lui tournait. Personne ne semblait avoir entendu le bruit. Les voitures de police venaient rarement jusque-là. Quant aux hippies, ils ne s’occupaient pas du monde extérieur, par définition hostile.
Un liquide coulait de la Corvair, avec un petit glouglou rassurant. Rien ne bougeait à l’intérieur. Gene dut se forcer pour faire le tour, escalader le talus et se pencher sur la portière. Pourvu qu’Erain soit morte sur le coup ! Il se voyait mal en train de l’achever. Pour la Rolls, c’était moins grave. Un garagiste ami la lui remorquerait sans poser de question avec cent dollars de pourboire. Il suffisait de dire qu’il avait embouti une voiture, en état d’ivresse, et ne voulait pas d’histoires…
Gene aperçut une forme tassée sur la banquette, de son côté. De toutes ses forces, il tira sur la portière, s’arc-boutant sur la caisse. Elle était bloquée. Enfin, elle céda d’un coup et Gene tomba en arrière.
Se relevant aussitôt, il entra la moitié du corps dans la voiture accidentée, se heurtant presque à la tête de Erain. Elle était tassée sur la partie intacte de la banquette, presque sur le plancher, immobile. La place du conducteur n’était plus qu’un amas de ferraille broyée.
Timidement, Gene Shirak toucha l’épaule de la jeune femme. Elle gémit et il recula si brusquement qu’il se cogna la nuque au montant de la portière. Une panique abominable le paralysait. Il fut tenté de tout laisser là et de s’enfuir. Décidément, il n’avait pas une âme de tueur !
Erain gémit encore. Gene prit une profonde inspiration et replongea dans la voiture. Il fallait absolument finir ce qu’il avait commencé.
À tâtons, il mit ses mains autour du cou de la Hongroise et commença à serrer, les yeux fermés. Il avait toujours entendu dire qu’il était facile de tuer quelqu’un de cette façon. Il suffisait de tenir une minute. Mentalement, il commença à compter.
Soudain, le corps d’Erain se détendit d’un coup. Elle poussa un grognement inhumain et ses mains se nouèrent autour des poignets de Gene Shirak. Paniqué, celui-ci faillit encore tout lâcher. C’était scandaleux que la Hongroise n’ait pas été tuée par un choc pareil, alors que les gens se tuaient sur le Freeway en roulant à quarante-cinq miles. Mais Erain luttait avec l’énergie du désespoir. Gene recevait son souffle haletant dans la figure.
Troublé, il relâcha la pression de ses mains une fraction de seconde et elle en profita pour lui saisir un doigt. Elle le tordit si brutalement qu’il poussa un hurlement et la lâcha complètement. Avec la rapidité d’un serpent-minute, elle attrapa un second doigt et commença à le ramener en arrière lentement et cruellement.
Gene Shirak se tordit de douleur, hurla, cherchant à se dégager en sortant de la voiture. Mais Erain le suivait. Il y eut un petit craquement dans la main droite de Gene Shirak et il éprouva une douleur fulgurante : le ligament de son index gauche venait de s’arracher.
C’est comme si on lui avait coupé le doigt. Des larmes de douleur jaillirent de ses yeux.
— Arrêtez, arrêtez, supplia-t-il.
Erain ne répondit pas, se concentrant sur l’index gauche ? celui-ci craqua dix secondes plus tard. Gene Shirak était livide. Les larmes l’aveuglaient, les ondes de douleur montaient jusqu’à son épaule. Alors, seulement elle le lâcha.
Erain sortit en rampant de la voiture : elle avait un énorme bleu sur la tempe gauche.
— Salaud, fit-elle. Si je n’avais pas vu le reflet de la voiture, j’étais morte…
Gene Shirak baissa la tête.
— Je vous demande pardon, murmura-t-il. Mais je ne sais plus où j’en suis.
Erain lui envoya un coup de pied dans les tibias et il tomba assis sur le talus.
— Assez de jérémiades, lorsqu’on vous a envoyé dans ce pays, ce n’était pas pour conduire une Rolls-Royce.
— Vous êtes bien content de m’avoir aujourd’hui, gronda-t-il. Sinon, vous ne seriez pas là à me supplier.
Elle le fixa avec un mépris sidéral :
— Vous n’êtes qu’un pion, un pion minuscule, dont nous avons besoin pour le moment.