Il fallait qu’elle l’appelle.
Elle parvint à glisser du lit, se retrouva à plat ventre sur l’épaisse moquette. Impossible de se redresser. À quatre pattes, elle partit à la découverte. Elle se rappelait vaguement avoir vu un téléphone, pas loin, dans un petit dressing-room.
Il lui fallut plusieurs minutes pour y parvenir. Enfin, elle vit le cadran du téléphone brillant faiblement dans la pénombre. Il était posé sur un guéridon. Daphné tenta de se lever et retomba. Dès qu’elle redressait la tête, de violents vertiges la mettaient au bord de la syncope. Elle s’appuya au mur pour se reposer un peu.
La porte ouverte lui parut soudain une menace. À quatre pattes, elle rampa jusqu’au battant, le repoussa et, à tâtons, poussa le bouton, la verrouillant. Regagner le téléphone lui demanda un effort surhumain. Elle tira le fil pour le faire tomber par terre. Le bruit fut étouffé par la moquette.
Daphné remit l’appareil droit, prit le récepteur. C’était un nouveau modèle et les touches étaient encastrées dedans. Elle fit un effort dément pour se rappeler le numéro du Beverly Hills Hôtel. Les chiffres revinrent au fur et à mesure qu’elle enfonçait les touches. 2… 7. 6… 2. 2… 5, 1…
Durant la fraction de seconde qui précéda le déclenchement de la sonnerie, elle chercha ce qu’elle devait dire.
Un son rapide sortit du téléphone : la ligne était occupée.
Daphné garda l’appareil à la main. La sonnerie syncopée perforait sa tête, comme autant de piqûres d’épingles. Brusquement, elle ne sut plus ce qu’elle était en train de faire.
Le bouton de la porte tourna : quelqu’un tentait de l’ouvrir. Le bruit fit revenir Daphné à elle. Après avoir raccroché l’appareil elle recomposa lentement le numéro. On secoua furieusement la porte.
Le dos appuyé au mur, Daphné sentait le froid monter dans son corps, comme si on la plongeait lentement dans de l’eau glaciale. Seule sa tête était brûlante.
Enfin la sonnerie se déclencha.
Gene avait laissé Daphné dans la chambre dix minutes seulement. Le temps de dire au revoir à Patricia et à Seymour qui partaient. Lorsqu’il y avait transporté la jeune femme, elle était déjà inconsciente. Personne ne s’en était étonné. Entre le Champagne et la marijuana… Patricia était trop saoule pour s’apercevoir de la disparition des pilules.
« Darling » Jill somnolait sur la grande couverture de fourrure, en sirotant du Champagne, droguée jusqu’aux yeux. La porte refermée sur Seymour, Gene fila dans la chambre et eut un choc : Daphné avait disparu.
D’abord il n’en crut pas ses yeux : c’était impossible. Puis, il vit la porte du dressing-room fermée et se précipita :
— Ouvrez, Daphné !
Ou elle s’était évanouie, ou elle tentait d’appeler au secours. Gene tourna la poignée et se lança contre la porte. Mais le bois épais vibra à peine. Il secoua le battant en criant :
— Daphné ! Ouvrez !
Pas de réponse. Il colla son oreille au panneau et n’entendit aucun bruit. En courant, il retourna au salon. Jill était étendue, les yeux fermés.
Il se précipita vers la cuisine, perdit de précieuses secondes à trouver l’éclairage du jardin. Les dressing-room donnait sur l’extérieur par un large vasistas. La pensée d’avoir à achever Daphné le rendait malade.
— Ici le Beverly Hills Hôtel, qui demandez-vous ? Tout se passait très clairement dans la tête de Daphné.
Mais quand elle voulut dire « bungalow 3 », elle ne réussit qu’à éructer un grognement inaudible.
— Pardon ? demanda la standardiste.
Avec un effort atroce, Daphné cracha le mot ; appuyant sur le « trois ». Les mots continuaient à se presser dans sa tête, mais ses cordes vocales étaient déjà paralysées. Le froid montait, inexorablement.
Il y eut quelques craquements dans l’appareil, puis la voix angoissée de Malko :
— Daphné ?
Elle voulut dire « oui ».
Le bruit qu’elle arracha à son gosier ressemblait au miaulement d’un chat nouveau-né.
— Daphné, où êtes-vous ?
Malko tournait en rond depuis deux heures, dans la chambre. Il n’était même pas entré dans la villa de Sue pour redescendre plus vite à l’hôtel. Ne voyant pas Daphné, il avait foncé chez Jill, pour trouver la porte close et était revenu à l’hôtel. Il avait beau se dire que sa peur était ridicule, il ne parvenait pas à s’en débarrasser.
La conversation avec Jill revint soudain à la mémoire de Daphné. Mais c’était trop long, trop compliqué à expliquer. Plus tard. Elle poussa un soupir.
À l’autre bout du fil, Malko devinait un drame.
— Daphné, répéta-t-il, parlez.
Tout se brouillait dans la tête de Daphné. De nouveau, elle eut peur du froid, de la mort qui montait.
— Je… suis… commença-t-elle.
Plusieurs secondes s’écoulaient entre chaque mot. La voix de Daphné était cassée, rauque, presque inaudible.
— Où êtes-vous ? demanda-t-il. Juste le numéro et le nom de la rue.
Daphné pensa avec désespoir qu’elle ne le savait même pas. Elle avait l’impression que ses lèvres devenaient dures.
— … em… dit-elle.
Elle aurait voulu dire empoisonnée. Mais elle ne put pas achever le mot. Sa tête tomba sur sa poitrine, la bouche resta ouverte. Elle ne vit même pas la silhouette de Gene Shirak escalader la fenêtre à grand-peine et retomber près d’elle. Le récepteur était encore dans sa main crispée. Tout doucement, Gene le détacha et le porta à son oreille.
— Où êtes-vous ? Daphné, où êtes-vous ? criait la voix de Malko.
Le producteur posa l’appareil sur la moquette. Là où était Daphné maintenant, personne ne pourrait plus aller la chercher. Il reprit le récepteur et écouta de nouveau. Il n’y avait plus que le bourdonnement de la tonalité. On avait raccroché.
Il souleva Daphné et l’allongea par terre. Elle avait l’air de dormir. Elle dormait en fait, mais ne se réveillerait jamais. Le poison était en train de passer dans ses veines. Déjà, ses extrémités bleuissaient.
Le producteur alluma une cigarette et essaya de ne pas penser. En emmenant Daphné immédiatement dans un hôpital on aurait encore pu la sauver. Il regarda son paquet de cigarettes. Lorsqu’il les aurait toutes fumées, il n’aurait plus besoin de s’inquiéter.
La sonnerie résonnait depuis une bonne minute chez Albert Mann. Enfin, l’homme de la CIA décrocha. En entendant la voix de Malko, il eut le pressentiment d’une catastrophe. Malko lui expliqua ce qui se passait :
— Pouvez-vous identifier l’origine de l’appel ? Il est peut-être encore temps ?
— Si c’est un appel local, non. Et si c’est un long distance, cela prendra des heures…
— Venez me rejoindre, dit Malko. Il faut tenter quelque chose.
Lorsque Albert Mann arriva au Beverly Hills, Malko venait de téléphoner chez Jill et chez Gene Shirak. Aucun des deux numéros ne répondaient.
— J’ai prévenu le FBI, dit Mann, mais pour l’instant, ils sont impuissants. Daphné La Salle n’est même pas officiellement disparue.
— Je connais deux endroits où elle pourrait se trouver, dit Malko. Allons-y.
Albert Mann conduisait une Dodge noire équipée d’un émetteur-radio et d’un téléphone. Ils passèrent lentement devant la maison de Gene Shirak. Tout était éteint et aucune voiture n’était dans le garage.
Il leur fallut dix minutes pour atteindre Bel-Air en roulant à quatre-vingts miles. La villa de Jill Rickbell était éteinte, elle aussi.